Triomphe de la mort. L’été 14 dans
La Bataille d’Occident
d’Eric Vuillard

- Sylvie Vignes
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      Outre ces photographies, Eric Vuillard en convoque d’autres, qu’il donne d’une autre manière à voir. Il évoque ainsi les portraits de Sophie Chotek, donnant même à la première personne son opinion sur son image et sur la personnalité qu’elle révèle :

 

C’était une femme douce et discrète. Les nombreux portraits que l’on a d’elle témoignent de cette douceur, son regard fixe l’appareil avec une profondeur curieuse, je ne sais quoi de timide et de forcé. Ses lèvres sont un peu serrées et sa tête penche énergiquement vers l’avant dans une ardeur contenue. (53)

 

      On pense surtout, à lire ces lignes, au très beau portrait d’une comtesse Sophie trentenaire fixant l’objectif d’un regard pénétrant, sans la moindre trace d’arrogance ou de frivolité, donnant l’image effectivement d’une femme douce et comme maternelle par avance, mais aussi d’un être lucide et profond, sachant voir et analyser ce qu’il voit.  Même si aucune des nombreuses photographies prises au fil de ses treize années de mariage avec l’archiduc François-Ferdinand ne figure dans La Bataille d’Occident, l’application que met Eric Vuillard à rendre les tendances en apparence contradictoires qui constituent un être humain singulier permet au lecteur de voir la toute première victime de l’été 14 presque aussi bien qu’il a vu, trois pages avant, son jeune assassin.
      Plus loin, en un saisissant contrepoint avec l’éthos si digne de l’épouse déconsidérée car morganatique, c’est justement l’aveuglement ou l’indifférence des dirigeants du monde de 14 à ce qui va broyer leurs peuples qui est saisi par Eric Vuillard. Il ne fait pas figurer dans son ouvrage les clichés qu’il commente, mais il nous invite néanmoins fermement à les « voir » avec lui, et à voir derrière les « postures périmées, tapis usés, vieilles mauvaises raisons d’Etat » bouillonner en filigrane une écume sanglante :

 

Nous sommes sur le perron. Tous les peuples du monde vont venir mourir le long de la Moselle. Tous les souverains d’Europe veulent tremper leurs tartines dans le même café (…). Regardez-les sur les photographies en noir et blanc, lavandières d’une lessive de mousses que l’on devine roses. (78)

 

      Dans le chapitre intitulé « La Journée la plus meurtrière de tous les temps » consacré à l’offensive Nivelle du 22 août 1914, Eric Vuillard évoque en outre un album de photographies de la Grande Guerre qu’il a eu l’occasion de feuilleter :

 

La première montre un chemin, ce pourrait être n’importe quel chemin. Au milieu, en premier plan, un homme est mort, les deux jambes arrachées. D’autres cadavres traînent le long de la route. Un peu plus haut, un soldat se tourne, l’air fâché, vers le photographe, donc vers nous – il pisse contre un mur. Une autre photographie montre un homme tombé dans un trou et couvert de terre. On ne voit pas son visage, seulement ses mains osseuses. Une troisième semble tout d’abord étrange. C’est un arbre. Un arbre assez haut et feuillu. On ne voit pas ce qu’il y a dans ses branches, mais si on s’approche on comprend tout à coup que c’est une carcasse de cheval. Elle est là, déchiquetée, à cinq ou six mètres du sol. Une paire de sabots comme une énorme boucle d’oreille pend le long du tronc. Une autre photo montre un faux cadavre, un cadavre blindé comme on dit. Il servait de protection à un tireur, sinistre camouflage : un homme à quatre pattes, le crâne blanc, le vêtement déchiré. Une autre photo est un paysage lunaire. Des troncs énormes, broyés, fantômes d’arbres, charpies. (107-108)

 

      Quelque chose de l’ordre de l’hypotypose se dégage de ce descriptif. Eric Vuillard nous invite à découvrir les clichés au même rythme que lui, avec toutes les fausses pistes et les effets de surprises ménagées par les artistes, sans oublier les leurres guerriers comme ce « sinistre » « cadavre blindé » servant de bouclier, fausse mort servant à distribuer la vraie. Ce chemin semblable à « n’importe quel chemin » qui s’avère en fait jonché de cadavres mutilés ; et, à peine en retrait, ce soldat en train d’uriner, comme si ce genre de spectacles était devenu son quotidien, ce qui est probablement le cas. Ce cliché au premier abord illisible se transformant en un tableau qui mêlerait esthétique surréaliste et expressionnisme : cheval volant, arbre à boucle d’oreille animale. Enfin ce cliché qui évoque les travaux récents de Stefan Boness « rephotographiant » les lieux de la Grande Guerre : paysage naturel profondément redessiné par le mitraillage, arbres qui ont mis des décennies voire des siècles à atteindre leur gloire et qu’une minute de guerre a réduit à l’état de corps suppliciés, de spectres, de bouillie. Phénoménal « gâchis », terrible « mortier », pour reprendre des termes que Giono emploie avec insistance, en jouant sur leur polysémie, quand il tente lui aussi, en 1931 dans Le Grand Troupeau, de faire voir la Grande Guerre, jusqu’à la nausée :

 

Ils étaient étendus, le seau de la soupe renversé dans leurs jambes, dans un mortier de sang et de vin. Le pain même qu'ils portaient était crevé des déchirures du fer et des balles, et on voyait sa mie humide et rouge gonflée du jus de l'homme comme des bouts de miche qu'on trempe dans le vin pour se faire bon estomac au temps des moissons [4].

C’est gâcher la vie, il disait, c’est gâcher la vie… [5]

      Eric Vuillard – fin lecteur de Giono – semble souvent lui faire écho :

La chose prospéra dans le monde et devint pour les Etats d’Europe le moyen d’une nouvelle sorte de guerre où l’industrie et la chair allaient donner ensemble une fantastique leçon de gaspillage. (19)

[…] il y a des corps partout, étendus bêtement sous le soleil ; les mouches bourdonnent autour des crânes. (…) On fait (…) sauter les ponts et on se retire, laissant derrière soi un tapis de cadavres. Et bien sûr, tout ça pourrit, pourrit, pour faire l’engrais de l’an prochain. Toutes ces carcasses de viande, tous ces uniformes, tout ça donne de l’humus, des champignons, des nutriments, de l’alcali ! (…) Les bras quittent le corps, les testicules percent leur sac de peau, les têtes changent de grimace. Très vite, ces jeunes gens pleins de vie ne sont plus que des nids de pie, les becs les picorent, les trompes les sucent, ils sont forés par les dards, les vers, toute une population minuscule et vorace. Puis c’est le soleil qui sèche, le vent qui moud, et la poudre des corps inonde la terre. (105-106)

 

      Comme lorsqu’il représente les peuples d’Europe en train de joyeusement danser la « gigue » ou cette sautillante « maclotte » qui se souvient sans doute aussi d’Apollinaire [6], le romancier joue souvent la carte du grotesque et du réalisme cru assorti d’un humour des plus grinçants à l’instar de Giono dans Le Grand Troupeau mais aussi dans Le Hussard sur le toit quand il évoque les cadavres des cholériques, donnant au lecteur l’impression de voir un tableau expressionniste :

 

Les deux autres, vraisemblablement celui d’une vieille femme et celui d’un homme assez jeune, étaient ridicules avec leurs têtes de pitres fardées de bleu, leurs membres désarticulés, leurs ventres bouillonnants de boyaux et de vêtements hachés et pétris. (...) Il y avait une sorte d’emphase insupportable dans la façon dont ces deux cadavres grimaçaient et essayaient d’embrasser la terre dans des bras dont les coudes et les poignets jouaient à contresens sur des charnières pourries [7].

[...] il y avait parfois un ou deux cadavres étendus dans ces atroces poses cocasses, les cuisses écartées, les mains fourrées dans le ventre, la tête rejetée en arrière [...] [8].

 

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[4] J. Giono, Le Grand Troupeau, in Œuvres romanesques complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », tome I, 1971, p. 620.
[5] Ibid., p. 546.
[6] Voir le poème « Marie », Alcools.
[7] J. Giono, Le Hussard sur le toit, op. cit., t. IV, p. 271.
[8] Ibid., p. 387.