« Un art débordant de vie » : les jeunes
artistes britanniques et la Grande Guerre

- David Boyd Haycock
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Fig. 3. P. Nash, The Menin Road, 1919

      Nombre de ces œuvres commencées sur le front furent achevées dans son atelier où il peignait dans un état de « tension fiévreuse », ainsi que l’écrivit Margaret [40]. Il commença également à peindre des huiles et réalisa ses premières lithographies depuis ses années d’études qui avaient précédé l’admission à Slade [41]. Son œuvre s’en trouva changée, elle évolua sous l’influence de la guerre et de son expérience sur le front ; il devint un Moderniste au sens plein du terme. A Farm, Wyschaete, Ruined Country: Old Battlefield, Vimy, near La Folie Wood et We Are Making a New World furent parmi les œuvres que Nash présenta en mai dans une exposition intitulée « Le vide de la guerre ». L’écrivain Arnold Bennett rédigea la « note d’introduction » au catalogue :

 

Le lieutenant Nash a été voir le Front, ni plus ni moins. Il en a extrait les éléments essentiels – c'est-à-dire la défiguration, le danger, la désolation, la ruine, le chaos – et ces figures d’hommes minuscules qui rampent religieusement et tragiquement à travers les ruines. La convention qu’il utilise est impitoyablement sélective. Les formations en vagues des trous d’obus, les courbes des explosions, les lignes droites et les angles tranchants des cheminements de bois, les arbres décapités, la maçonnerie qui fait encore saillie, comme des crochets, le poids du ciel lourd, les hommes – des pions sur le champ de bataille –, ces choses se répètent sans cesse, monotones. L’artiste ne peut les éviter. Elles l’obsèdent, et si c’est le cas, c’est que telle est l’obsession qui préside à la vie dans les tranchées… On dirait qu’elles ont été exécutées dans un état de rage rationnel et plein de dignité, qu’elles sont animées par une rancœur contenue devant le spectacle de la souffrance des hommes, par une farouche détermination à pleinement transmettre au spectateur la véritable horreur de la guerre. Elles sont lourdes d’enseignements ; tous ceux qui les verront devront en tirer la leçon : les hommes d’état, les diplomates, les lecteurs de journaux, les parents qui ne comprennent rien aux mots griffonnés en hâte par leurs fils sur le front. Mais elles ne sont pas seulement éducatives. Leur plus grande réussite consiste en la beauté qui se dégage de leur sauvagerie sombre et terrible. Elles procurent du plaisir. Elles donnent envie d’en prendre possession et de les emporter [42].

 

      Les œuvres officielles de Nash furent bien reçues par la plupart des critiques. « A en juger par ses tableaux, on considère habituellement Paul Nash comme un artiste romantique adhérant aux conventions », écrivit un critique du Times, mais « ici la romance s’est transformée en ironie » :

 

Le monde est beau et merveilleux, semble-t-il dire, et voyez ce que l’homme en a fait. Voyez aussi comme même la folie de l’homme ne peut ôter sa beauté à une terre torturée et battue. Dans beaucoup de ses dessins il est frappé par la beauté inexplicable des formes insensées naissant de ces choses torturées et battues. Elles créent leur propre musique abstraite, similaire à la musique abstraite de la forme que le cubiste s’invente. M. Nash n’a pas eu à la recréer, il lui suffisait de l’observer ; un chaos total, comme issu d’un monde mort depuis un million d’années, gelé et sans atmosphère, gardant pourtant sa beauté aux yeux d’hommes épouvantés. L’on peut sentir que ce paysage a été vu par des yeux épouvantés, des yeux épouvantés par son inhumanité. C’est une friche, une friche issue du monde, du temps, ayant l’air d’avoir été créée par la volonté d’une Nature indifférente. Puis nous nous rappelons qu’elle a été créée par l’homme dans sa puérile volonté de pouvoir. Voilà l’effet que ces dessins ont sur nous. Comme tous les dessins représentant la guerre, ils pourraient être utilisés afin de faire la propagande de la paix [43].

 

      Parmi ces critiques, P.G. Konody fut l’un des plus perspicaces : « M. Nash a abordé son sujet avec l’esprit d’un authentique artiste », nota-t-il dans The Observer. « Il n’essaie pas de rivaliser avec la photographie, mais adopte une puissante méthode synthétique parfaitement adaptée au rendu de cet enfer terrestre ». Konody reconnut l’influence littéraire de Nash. « Sa vision est dantesque », déclara-t-il. « Ses œuvres rappellent avec insistance la force de l’imagerie du chant troisième de l’Enfer. On peine à trouver un dessin ou une peinture dans la collection qui ne suggère pas l’horreur généralisée qui pèse sur le paysage infernal de Dante » [44].

      Comme Nevinson, Nash reçu la consigne de ne pas représenter les morts, mais de nombreux critiques interprétèrent par la suite la violence destructive infligée au paysage comme une métaphore des effets de la guerre sur les combattants. « M. Nash saisit l’atrocité pas sa vision », pouvait-on lire dans le New Statesman. « C’est à croire qu’il éprouvait lui-même les ravages causés au paysage, les blessures des arbres amputés, les entrelacs de fils déchirés se tordent autour des poteaux sur un sol criblé de trous, comme les symboles d’un formidable tourment » [45]. Certains détracteurs, cependant, soulignèrent ce qui leur apparaissait comme l’immaturité de ces peintures de guerre : en 1919, The Observer contenait une brève allusion à Nash qui, « bien qu’il fût devenu aujourd’hui l’objet d’un culte pérenne, avait été un ou deux ans plus tôt celui des moqueries et du ridicule ». Konody le défendit : « Si l’art de M. Paul Nash est du niveau de la maternelle, ainsi que l’affirment certaines personnes dénuées d’imagination et au goût vicié par la consommation excessive des produits de la Royal Academy, alors soit, nous avons grand besoin d’art de maternelle » [46].
      La fougue et la passion avait présidé à l’accomplissement de ces dessins et de ces peintures. Ils garderaient leur place parmi les plus sublimes et les plus terrifiantes qui furent jamais réalisés sur le front.  « Je ne connais pas d’autre œuvre parmi celles des artistes travaillant sur le front qui saisissent aussi majestueusement les splendeurs et la détresse du plus grand théâtre militaire de tous les temps », écrivit le critique John Rothenstein en 1955. Nash a extrait une nouvelle poésie d’une horreur sans bornes. Ses meilleures toiles prendront leur place parmi les chef d’œuvres de l’imagination de notre temps » [47].
      Nash et Nevinson allaient bientôt rejoindre un groupe restreint d’artistes pour réaliser des grands formats destinés à un projet de mémorial consacré à la guerre. Gassed de John Singer Sargent (1918, Londres, Imperial War Museum) serait la plus célèbre d’entre ceux-ci, quoique Menin Road de Nash (1918-19, Londres, Imperial War Museum, fig. 3), exécuté à l’huile alors que l’artiste n’avait jusqu’alors travaillé que les aquarelles, fût aussi un remarquable tour de force. En revanche, le tableau de Nevinson, The Field of Battle, mettait de côté les techniques futuristes qui lui avaient valu son succès et il resta l’une des contributions les moins populaires de la série. En fin de compte, ledit monument ne fut jamais construit.
      Le projet d’artistes de guerre officiels avait été une planche de salut tant pour l’art que pour les artistes, et il allait être repris dans un programme du gouvernement canadien visant également la chronique, la mémorialisation et la propagande. Outre Nash et Nevinson, on trouvait au nombre des participants à l’un ou l’autre de ces programmes (parfois les deux) David Bomberg, William Roberts, Stanley Spencer, Percy Wyndham Lewis et John Nash, le frère cadet de Paul. Ces initiatives furent par leur ampleur les exemples les plus remarquables d’art subventionné par l’Etat. Elles donnèrent aussi espoir aux artistes en ces temps où l’avenir ne semblait plus en offrir aucun. « Voilà qui est excellent ! », déclara Mark Gertler à Lady Ottoline Morrell lorsqu’il reçut du gouvernement la commande d’une peinture officielle de l’arrière front en 1918 :

 

Il y a encore de l’avenir pour l’art en Angleterre, non, ce ne sera pas nécessairement toujours la France, la France, la France…. Cette idée – je veux dire ce comité pour le monument de guerre m’enthousiasme vraiment ! J’y vois tellement de choses pertinentes. J’aimerais que nous ayons une vraie école de peinture dans ce pays. J’en ai assez que tout soit français. Oui, pour ce qui est de la peinture, je suis patriote ! Qui plus est, j’ai le sentiment que nous allons voir de belles toiles, à la fin de la guerre – il y a encore des choses à venir si nous tenons le coup. Cette guerre n’est pas la fin de tout [48].

 

      Pour un temps, la prédiction de Gertler sembla se vérifier. Peu après l’Armistice en 1918 le grand collectionneur new-yorkais Albert Eugene Gallatin vint visiter l’Europe, et il fut fasciné par ce qu’il vit à Londres. « Un mouvement s’est déjà bien amorcé qui déborde de vie et apporte une vision clairement nouvelle, et il inaugure une période florissante pour la peinture anglaise », confia-t-il à un journaliste de The Observer en 1921. « Sur ce point Paris et New York ne peuvent égaler Londres » [49]. Ce regain de vitalité trouvait son origine dans les années qui précédaient immédiatement la guerre. Cette dernière l’avait interrompu avant de le revigorer. Malheureusement, la promesse ne se réalisa pas entièrement. C.R.W. Nevinson connut son heure de gloire à New York, cette ville semblant lui offrir l’opportunité de prolonger sa carrière et l’élan que la guerre lui avait donné. Mais il devait en être autrement.  David Bomberg dut s’exiler vers la Palestine puis l’Espagne, en quête de sa remarquable vision. Mais l’étoile de Gertler ne brillait plus avec le même éclat, et il faudrait encore plusieurs décennies avant que Londres puisse se mesurer avec Paris et New York pour affirmer sa suprématie dans l’art contemporain. Pourtant, l’espace d’un moment, il avait semblé que c’était ici, en Angleterre, que l’art du futur, surgi des horreurs de la guerre, était appelé à s’établir.


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[40] M. Nash, « Memoirs of Paul Nash », op cit., pp. 20-21.
[41] A. Causey, Paul Nash: Paintings and Watercolours, London, Tate Gallery, 1975, p. 58.
[42] A. Bennett, “Introductory Note”, “Void of War.” An Exhibition of Pictures by Lieut. Paul Nash, Londres, Ernest Brown & Phillips, 1918, pp. 4-6.
[43] Anonyme, The Times, 25 Mai 1918, p. 9.
[44] P. G. Konody, The Observer, 19 mai 1918.
[45] Anonyme, The New Statesman, 13 juillet 1918.
[46] P. G. Konody, The Observer, 14 juillet 1918.
[47] J. Rothenstein, Modern English Painters, Sickert to Moore, Londres, Eyre et Spotiswood, 1957 pp. 347-348.
[48] Lettre de Mark Gertler à Ottoline Morrell du 24 avril 1918 ; HRRC.
[49] Les noms mentionnés par Gallatin incluaient ceux de Nevinson et Nash, Augustus John, William Orpen, Wyndham Lewis, John Nash et Stanley Spencer; The Observer, 26 juin 1921.