« Un art débordant de vie » : les jeunes
artistes britanniques et la Grande Guerre

- David Boyd Haycock
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résumé
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      Les années qui précèdent directement le début de la guerre en août 1914 furent une période incroyablement prolixe en Grande-Bretagne, qui marqua l’histoire des arts par son incroyable vitalité. Elle donna lieu, jusqu’à 1919, à une remarquable production d’art moderne propre à susciter un intérêt au plan international (bien qu’elle fût parfois mal perçue hors de Grande-Bretagne). Ainsi en va-t-il en particulier de ces peintures, dessins et gravures qui, par leur vigueur et leur intensité, saisissaient la profonde horreur de la « dernière des guerres ».
      Deux expositions novatrices consacrées aux « post-impressionistes » en amorcèrent le mouvement. Elles furent organisées par le critique Roger Fry, membre du Bloomsbury Group, en 1910 et en 1912. Les artistes sélectionnés par Fry, en majorité français (parmi eux Manet, Gauguin, Cézanne, Van Gogh et Picasso) furent ainsi présentés d’un seul bloc à un public largement conservateur qui ne s’y attendait nullement, et nombre d’entre eux s’en trouvèrent choqués et dégoûtés. Pour le critique d’art de la Pall Mall Gazette, les tableaux de la première exposition de Fry « étaient tout droit sortis d’un asile d’aliéné » [1]), cependant que le Times suggérait que de telles œuvres « jetaient au panier toutes techniques patiemment développées par des générations d’artistes qui les avaient acquises puis transmises. Ils reprennent tout depuis le début et ne vont pas au-delà de ce qu’un enfant pourrait faire » [2].
      Le mouvement futuriste italien, tout juste fondé par Filippo Marinetti, son fer de lance, ne s’en tira guère mieux en Angleterre. Marinetti avait beau apprécier la vitalité de Londres, il déclara lors d’une conférence que l’Angleterre était « une nation de flagorneurs et de snobs, enchaînés à des traditions, des conventions sociales et un romantisme vermoulus ». Où était passé l’art moderne industriel de la première plus grande nation industrielle ? Où étaient les peintures de cet extraordinaire nouvel âge de la machine ? Nulle part. Il n’y en avait tout simplement pas.
      L’art anglais, informa-t-il son auditoire anglais, était insignifiant à ses yeux : « Le fait est que vos peintres continuent à cultiver un sentiment nostalgique, qu’ils se languissent d’un passé qui ne reviendra jamais, qu’ils s’imaginent vivre à l’âge pastoral ». Il déclara qu’il fallait sortir la collection des Turner et des préraphaélites de la National Gallery et y mettre le feu sur Trafalgar Square. La guerre, suggéra-t-il, apporterait la solution à l’ennui culturel affligeant les Britanniques et le monde entier [3].
      Cependant que de nombreux artistes des générations précédentes résistaient au nouveau mouvement, la jeune génération fut prise d’enthousiasme (quoiqu’elle fût aussi déroutée, à l’occasion). Augustus John, Spencer Gore, Percy Wyndham Lewis (fondateurs en 1914 du mouvement radical des Vorticistes qui s’inscrivait dans la lignée du Futurisme), C.R.W. Nevinson, David Bomberg, Vanessa Bell, Stanley Spencer and Mark Gertler étaient de ceux qui affichaient une volonté de participer aux expérimentations des avant-gardes. Pour eux, le climat qui baignait le monde des arts était chargé de vibrations électrisantes et empli de possibilités.
      Alors vint la guerre qui sonna lugubrement le glas de leurs ambitions.  Lorsque une amie de Gertler lui suggéra de s’engager, à la fin août 1914, il s’emporta dans une lettre rageuse contre cette « misérable et sordide boucherie » [4]. D’autres jeunes artistes étaient plus motivés, cependant. Paul Nash confia à un ami, en octobre de la même année : « Je vais détester ce massacre, je le sais bien, mais j’aimerais m’y trouver, ce n’est pas une guerre ordinaire » [5].
      Le destin de l’art pendant la guerre, et la manière exacte dont un conflit si grotesque par sa modernité et sa mécanisation pouvait être représenté en peinture, posaient question aux critiques britanniques. Pour certains, cette guerre était la solution qui s’imposait logiquement à la menace de la décadence évoquée dans les années 1890 par des auteurs comme Max Nordau. Pour d’autres, c’était seulement le point culminant de cette anormalité. Nombreux étaient ceux qui espéraient que la guerre mettrait fin à la période de radicalisme dans les arts et la politique qui avait caractérisé les années précédant directement le conflit. Un critique alla même jusqu’à suggérer que la guerre ouvrirait un « nouvel âge masculin, sans politique féministe, avec un regain de littérature masculine et un retour à l’art traditionnel » [6]. D’autre parlaient de la nécessité pour l’art de distraire les gens du carnage.
      Certains pensaient que les frasques lunatiques de l’avant-garde avaient beau être amusantes en temps de paix, elles n’étaient pas de circonstances en ces jours plus sombres. Pour d’autres, la représentation du conflit dans les arts paraissait impossible. Les guerres des siècles précédents avaient donné naissance à des créations d’une grande beauté, telles que le chef d’œuvre du XVe siècle de Paolo Uccello, La Bataille de San Romano, exposé à la National Gallery de Londres. Elizabeth, Lady Butler, qui avait commémoré les épisodes de l’action militaire britannique au XIXe siècle, était toujours vivante et en activité. Mais ses toiles montrant des hommes qui partaient au combat à pied ou à cheval, vêtus d’uniformes bleus ou écarlates, précédés de bannières et d’étendards, étaient des représentations populaires des temps passés. Même les guerres plus récentes contre les Boers et les Zoulous avaient produit leur part d’imagerie pittoresque. Cependant, ce premier grand conflit du XXe siècle ne ressemblait à rien de connu, à quoi l’on ait été confronté auparavant.
      Comment fallait-il le représenter dans les arts ? Dans un article publié dans l’Athenaeum en septembre 1914, « L’art après Armageddon », une solution était proposée : « En ces temps de lutte violente, l’art, s’il doit en être un, sera violent lui aussi, et seules les extrémités du futurisme peuvent en exprimer l’esprit » [7].  Mais en avril, le Times titrait : « La fin des peintres du combat : les tranchées n’inspirent personne » [8]. L’un des premiers artistes britanniques à ramener du front pour le public domestique une représentation authentique et moderne de cette nouvelle guerre mécanique, brutale et sans attrait pittoresque, fut Christopher Richard Wynne Nevinson (1889-1946). Comme nombre des jeunes artistes anglais en activité, parmi les plus prometteurs, Nevinson avait étudié à la Slade School of Art de Londres, en compagnie de ses condisciples Bomberg, Gertler, Spencer and Nash. Cependant il s’était distingué d’eux par l’enthousiasme avec lequel il s’était joint au projet futuriste de Marinetti, développant une technique de peinture semi-abstraite inspirée par le cubisme, et faisant sienne la notion que la guerre allait apporter le changement dans l’art moderne et la culture. Mais il changea d’attitude lorsqu’il fut confronté à la vérité du conflit. Nevinson écrirait plus tard dans son autobiographie qu’il se considérait comme « dénué de patriotisme… Les fanfares, les drapeaux britanniques et même le slogan “Kitchener à besoin de VOUS” n’avaient aucune prise sur moi » [9]. Il en vint également à abhorrer la position de ses amis futuristes. Marinetti et ses collègues s’étaient empressés de regagner l’Italie avec l’intention de convaincre leur nation de se joindre au conflit. En conséquence de quoi Marinetti déclara : « Nous désirons glorifier la guerre – seule dispensatrice de la santé du monde – le militarisme, le patriotisme, l’arme destructrice des anarchistes, les belles idées qui donnent la mort » [10]. Mais le père de Nevinson, un correspondant de guerre de premier plan, avait été témoin des premières confrontations militaires lorsque les forces allemandes s’étaient heurtées aux troupes françaises et belges et il notait dans son journal à la fin du mois d’octobre que son fils était « très perturbé par la guerre et la caution que les futuristes avaient apporté à ses horreurs. Il dit qu’il va abandonner le futurisme » [11].

 

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[1] Anonyme, The Pall Mall Gazette, 10 novembre 1910.
[2] Anonyme, The Times, 7 novembre 1910.
[3] W. C. Wees, Vorticism and the English Avant-Garde, Manchester, Manchester University Press, 1972, p. 96.
[4] Lettre de Mark Gertler à Dorothy Brett du 6 septembre 1914 ; Harry Ransom Research Center, University of Texas, Austen (désigné plus loin par HRRC).
[5] Lettre de Paul Nash à Emily Bottomley d’octobre 1914 ; citée dans Cl. C. Abbott et A. Bertram (dir.), Poet & Painter: Being the Correspondence Between Gordon Bottomley and Paul Nash, 1910–1946, Londres,  Oxford University Press, 1955, p. 76.
[6] Anonyme, The New Age, 29 octobre 1914 ; cité dans M. Walsh, C.R.W. Nevinson: This Cult of Violence, New Haven et Londres, Yale University Press, 2002, p.  635.
[7] Anonyme, The Athenaeum, 12 septembre 1914 ; cité dans M. Walsh, ibid.
[8] The Times, 30 avril 1915.
[9] C.R.W. Nevinson, Paint and Prejudice, Londres, Methuen, 1937, p. 70.
[10] M. Walsh, op cit, p. 105.
[11] H. Nevinson, journal, 25 octobre 1914 ; cité dans M. Walsh, Hanging a Rebel: The Life of C.R.W. Nevinson, Cambridge, The Lutterworth Press, 2008, p. 94.