L’image écrite dans les livres de poèmes
de Pierre Albert-Birot

- Marianne Simon-Oikawa
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Fig. 10. P. Albert-Birot,
« 5e balcon », 1924
  Fig. 11. P. Albert-Birot, « Poème
à crier et à danser », 1924

Fig. 12. P. Albert-Birot,
Ma morte, 1931

Fig. 13. P. Albert-Birot, poème
liminaire de Silex,
Les Amusements naturels
, 1945

Fig. 14. P. Albert-Birot, Silex,
Les Amusements naturels
, 1945

      Dans la seule partie « Poèmes », Albert-Birot a ainsi ménagé une alternance entre des poèmes fortement picturaux, et d’autres dont la visualité repose plus discrètement sur une alternance typographique entre capitales et bas de casse, romain et italique, ou sur l’usage de blancs internes. Dans certaines doubles pages, on observe même des effets de contamination plastique d’un poème par un autre. Ainsi, « Perspective », dont le texte est simplement centré, voit sa puissance visuelle accrue du fait de la présence en vis-à-vis de « Cavalcade » à la mise en page savamment zigzagante ; le blanc interne du dernier vers de « 5e balcon »  (fig. 10) gagne en visibilité, placé en face de « Poème à crier et à danser (Chant I) » (fig. 11). A plus grande échelle, la présence des poèmes visuels rappelle que chaque poème possède une forme et une matérialité qui lui sont propres, du simple fait qu’il est tracé avec des caractères sur une feuille de papier. L’épanouissement de l’image écrite est bien, chez Albert-Birot, inséparable de la maîtrise du livre.

 

Ma morte et Les Amusements naturels

 

      Après La Lune Albet-Birot ne quitta pas sa presse, mais ses recueils ultérieurs sont d’une tonalité et d’une facture très différentes. Ma morte est issu d’un drame personnel profond [17]. Albert-Birot composa et imprima ce recueil de 47 poèmes en 1931, quelques mois après la mort de Germaine. Le deuil habite le livre dans chacun de ses aspects. Chaque poème est entouré d’un double cadre noir rectangulaire et orné d’un G à chacun de ses angles (fig. 12). La mise en page rend hommage à Germaine à la fois par la récurrence de son chiffre préféré, le 7 (47 poèmes, 17 lignes par page, 7 mois de travail) et par la douleur du processus de la fabrication lui-même : « Seule, étant donné ce qu’est notre imprimerie, tu peux savoir ce que j’ai dû donner de moi pour réaliser ce livre, et seule tu peux savoir quelle douleur ce travail – que nous aimions tant – a pu entretenir en moi chaque jour », écrit Albert-Birot [18]. Par-delà la mort, le couple se trouvait encore uni par une même passion typographique.
      Le livre, par les conditions mêmes de sa réalisation, n’avait pas vocation à connaître de nombreux prolongements. Albert-Birot continua d’imprimer lui-même des cartons d’invitation, ou des vœux de nouvel an. Mais les poèmes à voir ne réapparurent véritablement qu’en 1945, dans Les Amusements naturels [19], « sorte de somme de sa production poétique » [20] qui rassemble des poèmes publiés entre 1929 et 1939. Le recueil ne fut pas toutefois imprimé par Albert-Birot lui-même. Il vit le jour chez un autre éditeur, Denoël [21]. On y trouve, dispersés (la logique de leur disposition semble d’ailleurs, comme dans La Joie, essentiellement respiratoire), un poème-affiche tracé à la main, un « poème-timbre », une « anthologie ».
      Un ensemble plus ambitieux tranche cependant sur le reste. Il est intitulé Silex, poèmes des cavernes. Silex comprend quarante petits poèmes compacts de forme carrée ou rectangulaire dans lesquels un homme des cavernes évoque le soleil, les bêtes et le mystère de la naissance.
      L’examen des brouillons, conservés à l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine, montre qu’Albert-Birot avait eu le projet d’éditer lui-même le recueil. Dans une première étape au moins, les poèmes devaient être mis en espace de manière très visuelle. Les vingt-trois premiers font l’objet d’une spatialisation très forte, le vingt-quatrième est plus discret, les autres poèmes sont diposés de manière purement linéaire. Finalement, seuls deux poèmes fortement spatialisés furent retenus : une main aux cinq doigts écartés, empreinte que le « je » lui-même aurait laissée sur le mur de sa caverne (fig. 13), et un poème moins figuratif dans lequel le « je » célèbre sa victoire sur la bête qu’il vient de tuer. Partout ailleurs, Albert-Birot choisit une disposition compacte, carrée ou rectangulaire, dans laquelle certains mots sont écrits dans une taille et une graisse supérieures. Dans l’un d’entre eux, le soleil que l’homme cherche du fond de sa caverne sans pour autant pouvoir le regarder en face, n’est figuré nulle part dans ce poème, mais il est présent à travers la typographie qui le met en relief, lui, « l’éblouissant » « grand » et « très fort » (fig. 14).
      La guerre sans doute empêcha Albert-Birot de terminer le travail et le livre parut chez Denoël, qui « suivit scrupuleusement la composition de PAB, mais dans une nouvelle typographie, la différence la plus sensible étant le remplacement par des étoiles des carrés noirs originaux » [22], qu’Albert-Birot avait placés en bas de chaque page. La visualité des poèmes compacts de Silex est frappante, la beauté des noirs, le rythme créé par les astérisques qui ponctuent le texte, impressionnent. La volonté de « faire livre » aussi est explicite, puisque tous les poèmes, sauf les deux premiers, sont composés selon une forme identique. Mais le recueil n’a évidemment pas la même richesse que La Lune, qui en matière de création typographique reste le chef-d’œuvre d’Albert-Birot.

      Les poèmes visuels d’Albert-Birot ont un statut complexe. Ils ne sont pas, à tout prendre, très nombreux. Dans la création artistique d’Albert-Birot, ils arrivent en fin de parcours, après son abandon de la peinture. Dans sa production poétique, ils se placent plutôt au début, avant les œuvres de la maturité. Il est certain que pour Albert-Birot, les poèmes de La Lune avaient une valeur essentiellement exploratoire. Sans regret, celui qui pendant un an avait goûté la joie d’être « le patron » les abandonna lorsqu’il en eut tiré tout ce qu’il souhaitait, pour se consacrer à des projets de plus longue haleine, comme l’écriture de son double moi et son épopée Grabinoulor, commencée en 1918.
      Replacés dans un contexte plus large, ces poèmes visuels apparaissent bien sûr comme autant d’expressions de leur époque, celle dite des « avant-gardes historiques ». Leur refus des contraintes et l’utilisation de matériaux pauvres sont partagés par d’autres créations, à commencer par celles des surréalistes. Mais que La Lune ait paru la même année que le Manifeste du surréalisme par exemple ne fait que mieux souligner ce qui sépare Albert-Birot, l’homme du oui, du groupe formé autour d’André Breton, dont il se tint toujours éloigné. Leur commun intérêt pour les formes visuelles de la lettre ne suffit pas à en faire les chantres d’un même idéal.
      C’est peut-être plutôt du côté des artisans du livre qu’il faudrait chercher ses compagnons d’expérience les plus proches. La découverte de l’impression et de l’édition, puis la maîtrise à partir de 1922 de la totalité de la chaîne de production, depuis l’élaboration poétique des textes jusqu’à leur constitution en volume, jouèrent un rôle décisif dans la liberté de ses créations. Les heures passées à composer les poèmes sur le marbre, source de joie pour La Lune ou de douleur pour Ma morte, font partie intégrante de ses livres, et on pourrait voir dans ses poèmes à voir le prolongement d’une réflexion récurrente sur le métier d’artisan, un éloge de la main à la fois savante et patiente. Dans l’histoire du livre aussi, les poèmes visuels d’Albert-Birot occupent décidément une place à part.

 

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[17] Ma morte, poème sentimental, dans P. Albert-Birot, Poésie 1931-1938, Rougerie, 1982. Peu de travaux ont été consacrés à ce recueil si particulier. Voir l’article de J. Pagès-Pindon, « L’espace scripturaire dans Ma Morte de Pierre Albert-Birot », dans C. Aurouet et M. Simon-Oikawa (dir.), Poésie vivante – Hommage offert à Arlette Albert-Birot, op. cit., pp. 83-89.
[18] P. Albert-Birot, dernier poème de Ma morte, dans P. Albert-Birot, Poésie 1931-1938, op. cit, p. 72.
[19] « Silex », dans P. Albert-Birot, Poésie 1945-1967, Mortemart, Rougerie, 1983.
[20] A. Albert-Birot, avant-propos à P. Albert-Birot, Poésie 1916-1920, op. cit., p. 13.
[21] Silex fut également réédité aux Cahiers de la Barbacane, à Bonaguil, en 1966, avec un frontispice de Zadkine et un avant-propos de Max Pons.
[22] A. Albert-Birot, présentation de P. Albert-Birot, Poésie 1927-1937, Mortemart, Rougerie, 1981, p. 15.