L’image écrite dans les livres de poèmes
de Pierre Albert-Birot

- Marianne Simon-Oikawa
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Fig. 3. P. Albert-Birot, « Rosace », 1924

Fig. 4. P. Albert-Birot, « Poème imagé
– deux voix simultanées », 1917

Fig. 5. P. Albert-Birot, « Lundi –
poème à 2 voix », 1924

Fig. 6. P. Albert-Birot,
« Offrande », 1924

Fig. 7. P. Albert-Birot, « poème-pancarte », 1924

Fig. 8. P. Albert-Birot,
« poème-affiche », 1924

Fig. 9. P. Albert-Birot,
« Ode », 1924

La Lune ou le livre des poèmes

 

      Lorsque La Lune ou le livre des poèmes paraît en 1924, on mesure le chemin parcouru. Le cheminement se fit là encore en plusieurs étapes, de la création de poèmes peints exposés sur des murs à l’impression de poèmes typographiés recueillis dans un livre.
      La première impulsion vint de la galerie Pierre et Dollie Chareau, qui invita Albert-Birot à réaliser un ensemble de poèmes destinés à être exposés sur les murs. L’exposition eut lieu du 26 novembre au 3 décembre 1921. La galerie Berthe Weill réitéra l’invitation quelques mois plus tard et Albert-Birot exposa à nouveau des poèmes du 8 au 15 juin 1922. Le peintre avait pour l’occasion retrouvé ses outils : « Ecrits au pinceau et à l’encre de Chine noire sur fort papier d’arches, peints en blanc ou or sur fonds outremer ou noir, les poèmes étaient présentés comme des œuvres graphiques » [11]. Mais ses créations reposaient cette fois sur des lettres, qui de surcroît formaient des mots. Si tous les poèmes avaient été peints pour l’occasion, certains avaient été composés plus tôt, comme les « haï-kaïs » dont les premiers avaient été présentés dans le n° 84 de la NRF en 1920 [12]. Toutes les œuvres exposées n’avaient pas non plus la même force visuelle. Certaines se limitent à de courts poèmes écrits en noir sur un papier blanc, d’autres comme « Rosace » (fig. 3), sont de plus grande dimension et occupent l’espace de manière circulaire. Mais le fait que toutes soient présentées dans le même lieu et dans le voisinage les unes des autres, montre qu’Albert-Birot leur reconnaissait une visée commune : elles incarnaient et déclinaient chacune à leur manière la part visuelle de sa création poétique.
      Le deuxième élément déclencheur de La Lune se situe au début de l’été 1922. Albert-Birot achète en effet un matériel d’imprimeur simple, peu onéreux mais complet, avec plusieurs casses, qui permet un tirage manuel, feuille après feuille. Il se lance avec enthousiasme dans la pratique directe de l’impression. Pendant plus de quinze ans, il imprimera lui-même nombre de ses livres : Quatre Poèmes d’amour, puis Le Bondieu (1922), Les Femmes pliantes (1923), Le Catalogue de l’antiquaire (1923), Image (1924), La Lune ou le livre des poèmes (1924), Poèmes à l’autre moi (1927), Ma morte (1931), Le Cycle des douze poèmes de l’année (1937), Amenpeine et La Panthère noire (1938), Miniatures (1939). Recueils de poèmes, pièces de théâtre, textes en prose, la production d’Albert-Birot imprimeur est aussi diversifiée que son œuvre littéraire. Mais son chef-d’œuvre typographique, c’est bien La Lune où, à côté de poèmes composés plus tôt, il transpose en caractères noirs sur fond blanc les œuvres peintes des galeries Chareau et Weill. Plus qu’il ne les transpose, il les métamophose d’ailleurs, et radicalement, découvrant dans sa toute récente maîtrise du livre une nouvelle liberté créatrice. Parlant de La Lune, Albert-Birot dira plus tard : « Tout ce que j’ai considéré comme des choses importantes en typographie, je les ai réalisées puisque j’étais moi-même le patron… alors j’ai fait tout ce que j’ai voulu » [13]. Aidé par son épouse, il composa et imprima lui-même son livre. Le travail dura plus d’un an.
      Il suffit, pour se convaincre de cette nouvelle autonomie que l’impression artisanale permet et que le livre donne à voir, d’observer la transformation qu’Albert-Birot impose à plusieurs poèmes d’abord parus dans SIC. On y lit une pleine maîtrise des effets visuels de l’écriture typographique. Par exemple, « Poème imagé – deux voix simultanées » (fig. 4) publié dans le n° 24 de SIC (décembre 1917) change de titre. Il devient « Lundi – poème à 2 voix » (fig. 5). Surtout, il est désormais entièrement typographié : la partie dessinée du poème a disparu, les différentes polices de caractères et l’usage des blancs prenant désormais en charge la totalité de sa visualité. Le poème n’est plus imagé, il est tout entier image. Les premiers poèmes visuels composés dans le sillage d’Apollinaire sont eux aussi modifiés. Ils deviennent simplement « Les Eclats » et « Poème au mort » [14]. L’admiration pour le poète des Calligrammes n’est certes nullement reniée. Le poème « Offrande » (fig. 6) donne à voir un dialogue imaginaire entre Albert-Birot, dont les paroles se lisent dans les lignes courbes partant du bas de la page, et Apollinaire lui-même, qui parle dans les lignes, presque toujours droites, partant du haut. Mais en 1924, Albert-Birot a trouvé sa voie et n’a plus besoin du vocabulaire des autres pour désigner sa trajectoire personnelle.
      Albert-Birot explore plusieurs pistes, des plus décoratives aux plus audacieusement modernes. « Fleur de lys » ou « Rosace » sont de facture encore traditionnelle. Les poèmes-pancartes, avec leur petite bordure, se signalent surtout par l’introduction de modifications infimes à l’intérieur d’une rhétorique codée. Dans « Ralentissez n’écrasez pas les paysages », le poète se contente ainsi de remplacer « plantes » par « paysages » (fig. 7). Les poèmes-affiches renoncent pour leur part aux points et aux artifices décoratifs, l’effort visuel se déplaçant sur le texte central mis en page de manière multi-directionnelle, ce qui leur confère un aspect plus immédiatement plastique et moderne. Le message, plus long et surtout plus complexe, glisse souvent vers une invitation à la poésie, une poésie proche à la fois du ciel et des hommes, joyeuse, généreuse, moderne aussi, attentive au spectacle de la rue, et le graphisme, plus explicitement que dans les poèmes-pancartes complète à sa façon, le message linguistique. Dans le quatrième, « ce chemin mène au ciel » (fig. 8) traduit visuellement l’ascension évoquée par les mots, et le A répété en divers points de la page rappelle la grande capitale qui ouvre La Joie des sept couleurs. « Ode » (fig. 9), véritable célébration de la lettre, est sans doute l’un des poèmes les plus spectaculaires de l’ensemble. Lors de l’exposition à la galerie Weill, il était peint sur une colonne de 2 mètres de haut et de 0,80 m de diamètre et posé sur un plateau tournant, installé dans une vitrine. La version typographique, réalisée avec des caractères d’affiche en bois pour les six grosses lettres, et de l’antique grasse de 20 pour les autres signes [15], ne se contente pas de mettre en image un texte qui pourrait exister de manière autonome. Sa visualité lui est constitutive. Albert-Birot a pleinement assimilé les enjeux de la poésie visuelle la plus achevée.
      Son ambition n’est pas cependant l’exploration systématique d’un procédé, ou l’épuisement d’un thème. Albert-Birot semble au contraire progresser par tâtonnements. Il tente, invente et avance, sans chercher à construire des séries complètes, tout au plus parfois des ensembles dotés d’une certaine cohérence thématique et formelle. Partout domine un refus des dénominations englobantes au profit de combinaisons à deux termes sur le modèle « poème-x » qui véhiculent l’idée d’une certaine hétérogénéité. Si l’éclatement terminologique et l’expérimentation multidirectionnelle ne font pas toutefois basculer le recueil dans l’éparpillement, c’est qu’ils prennent place dans un ensemble cohérent, un livre qui leur donne sens. « La Lune nous dit la gestation et les enfances d’Albert-Birot » [16]. Au-delà de la simple succession des étapes de sa vie poétique, que rappellent les quatre parties qui composent le recueil (« Chroniques et divers poèmes du même genre », « Jeu – imitation », « Petites proses » et « Poèmes »), on perçoit aussi un souci de nature plus formelle, la volonté d’explorer, dans un continuum, une visualité qui pour être parfois discrète et inégale n’est pas moins omniprésente.

 

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[11] Ibid., p. 15.
[12] M. Simon-Oikawa, « Les haï-kaïs de Pierre Albert-Birot : du détour par l’ailleurs à la découverte de soi », dans E. Benoit (dir.), Transmission et transgression des formes poétiques régulières, « Modernités », n° 37, Presses universitaires de Bordeaux, 2014, pp. 221-226.
[13] M.-L. Lentengre, Pierre Albert-Birot – L’Invention de soi, op. cit., p. 242.
[14] Lors de l’exposition à la galerie Chareau, le poème est encore intitulé « Idéogramme destiné au Tombeau de Guillaume Apollinaire ». L’exposition suivante à la galerie Weill ne mentionne plus que « Poème à Apollinaire ».
[15] A. Albert-Birot, « Célébrations », art. cit., p. 121.
[16] A. Albert-Birot, avant-propos à P. Albert-Birot, Poésie, 1916-1920, op. cit., p. 12.