Thierry Bouchard et Petr Herel :
une création partagée

- Frédérique Martin-Scherrer
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Fig. 3. P. Herel, « Heaven of triangle » [détail], 1979

Fig. 4. J. Donne, P. Herel, Hymn to God /
Hymne à Dieu
, 1986

Fig. 5. Ch. Baudelaire, P. Herel, The Journey, 2002

Fig. 6. P. Herel, Th. Bouchard, Rosedale, 1989

Fig. 7. J. Kolář, P. Herel, Mezi tupci /
Au milieu des abrutis / Among dullards
, 2002

Fig. 8. R. Daumal, P. Herel,
La Peau du fantôme / Phantom skin, 1987

      Le fait que cette série d’eaux-fortes, réalisée en 1979, soit largement antérieure au choix du texte, révèle un autre aspect des recherches préalables à la confection d’un livre : la confrontation d’un écrit avec plusieurs images préexistantes, lorsqu’il s’agit de lui trouver un répondant visuel, conduit chaque fois à une réinterprétation et à un approfondissement des échos qu’il suscite dans la conscience de l’artiste, jusqu’à ce que surgisse en lui l’intuition d’une juste consonance. Ainsi, les formes géométriques représentées sur ces gravures [9] ont été perçues comme particulièrement accordées à la définition aristotélicienne du lieu par ses limites : « Le lieu, écrit le philosophe, est l’enveloppe première de ce dont il est le lieu » car, précise-t-il un peu plus loin, « la limite coïncide avec le limité ». Dans les estampes choisies, les figures géométriques semblent opposer fermement leur clôture à un fond en aquatinte indéterminé et fluctuant. Leurs contours en effet représentent tous une barrière : poteaux retenant un filet, mur de pierres et fils de fer barbelés circonscrivent respectivement le triangle, le cercle et le carré (fig. 3). Quant à la croix en x, qui n’enferme pas de surface, elle n’est plus que figuration de l’idée même de limite, en ce sens que les lignes qui la constituent sont barrées d’une succession de piquets : la figure devient pure clôture, qui n’enclot plus rien et ne représente rien d’autre qu’elle-même. Tout dans cet ouvrage, contenu et contenant, stimule la réflexion ; sa conception va jusqu’à modifier la réception du texte d’Aristote sur l’essence et la définition du lieu – un tel lieu, se demande-t-on alors, ne serait-il pas l’essence du livre ?
      Ainsi le fait que le texte soit accompagné d’une image préexistante n’empêche en aucune façon d’analyser la relation entre l’un et l’autre. Tel est encore le cas de l’ouvrage suivant, qui donne à méditer l’ultime poème de John Donne, Hymn to God, My God, in My Sickness / Hymne à Dieu, mon Dieu, du fond de ma maladie [10], dans lequel le poète, sur son lit de malade, se compare à une carte géographique parcourue par les explorations des médecins. L’œuvre originale accompagnée de sa traduction en français est présentée sous une couverture comportant un collage d’un fragment de carte de l’Australie découpé en forme de croix. Une magnifique eau-forte, dont les couleurs sont si profondes qu’il faut passer le doigt sur la marque de cuvette pour se convaincre qu’il s’agit d’un multiple et non d’une peinture originale, orne ce livre superbe (fig. 4). Le support de la gravure est constitué par une carte d’une région désertique de l’Australie ; sur un fond bleu soutenu se détache une double stèle évoquant les Tables de la Loi, marquées d’x représentant les dix commandements, comme autant de blessures inscrites sur le corps même du poète mourant.
      L’illustration de couverture et le frontispice, en mêlant diverses strates d’allusions – au texte, à son auteur ainsi qu’à l’artiste [11] – traduisent ainsi, ou plutôt transmettent, sans discours, l’idée d’une rencontre intime sur le terrain d’une expérience partagée en dépit de la distance temporelle ou spatiale : que l’image précède le texte ou l’inverse, l’important est que l’exercice de la création révèle l’authenticité de ce partage. Plus personnelle encore est la traduction, par le graveur, des résonances que suscite en lui le poème Le Voyage de Baudelaire, publié dans une traduction inédite en anglais sous le titre The Journey [12] : la lithographie qui orne la couverture, tirée en rouge, transcrit un électrocardiogramme de son propre cœur, et celles qui se trouvent à l’intérieur, tirées en brun, représentent un électroencéphalogramme de son cerveau (fig. 5). Dans d’autres ouvrages, des indices révèlent discrètement l’amicale complicité unissant le typographe et le graveur : pour Rosedale, poème de Thierry Bouchard [13], Petr Herel réalise une couverture marbrée pliée en forme d’enveloppe, en signe du courant épistolaire qui les relie (fig. 6). Dans Sneh : spomienka na Matyáša Bernarda Brauna / La neige : un souvenir de Matyáš Bernard Braun, texte de Thierry Bouchard rédigé en slovaque et en français, la langue et la thématique du poème, empruntées à la patrie de Petr Herel, sont une manière de salut qu’il lui adresse. Il en va ainsi dans toute la collection : un geste vers l’autre – qu’il s’agisse d’une autre langue, d’un autre art, d’un autre pays, d’une autre civilisation – s’y accomplit de livre en livre.
      On ne s’étonnera donc pas de voir publiés dans la série, outre les œuvres en français, en grec ou en anglais, plusieurs auteurs tchèques, tels Bohuslav Reynek, Jan Marius Tomeš et Jiří Kolář. Peu de temps avant la mort de ce dernier, en 2002, paraissait chez Labyrinth Press un poème extrait du Foie de Prométhée, journal rédigé en 1950 dont le manuscrit avait valu à l’auteur neuf mois d’emprisonnement par le régime communiste de l’époque. Le poème choisi donne bien le ton de l’ensemble : Mezi tupci / Au milieu des abrutis / Among dullards [14] exprime l’exaspération de l’artiste qui se sent persécuté dans sa création par les brimades du régime. Deux eaux-fortes de Petr Herel accompagnent le texte : on y voit, en deux colonnes séparées par une flèche verticale, huit têtes d’homme vues de dos ; ces huit nuques obtuses, tournant le dos à tout ce qui relève de l’art, dont la présence transcendante est évoquée par la flèche centrale, rendent tangible la révolte exprimée par le poème (fig. 7).
      C’est parfois la configuration de l’ouvrage entier, dans toutes ses dimensions, qui développe la signification du texte. Un livre tel que La Peau du fantôme / Phantom Skin, de René Daumal [15], accomplit intégralement le programme inscrit dans son titre. La couverture est repliée de manière à envelopper le contenu présenté sous forme d’une suite d’inclusions, comme autant de peaux successives qu’il faut soulever les unes après les autres pour découvrir, au centre, le poème en français et en anglais. Celui-ci figure sur un feuillet cartonné plié en deux, que vient étroitement recouvrir la gravure, elle-même rempliée de la même manière que la couverture, de sorte que, pour la voir en son entier, il faut la déplier tout de son long (210 x 745 mm) sur une surface opaque (fig. 8). Cette eau-forte est en effet imprimée sur une peau transparente, parcourue d’infimes veinules, une vraie peau qui a été vivante un jour : découvert par Petr Herel, ce support étonnant, tiré de la fine paroi qui entoure l’intestin de veau, est capable de recevoir les marques les plus infimes tracées sur la plaque. Le fantôme, c’est le support lui-même, autant et plus peut-être que le motif surprenant dévolu par le graveur à ce texte qu’il a personnellement choisi : une sorte d’animal fabuleux et griffu, décoré, de manière ornementale et presque géométrique, de divers éléments appartenant au vocabulaire personnel de l’artiste : croix, triangles, cercles, flèches, étoiles, éléments végétaux… Ainsi le mystère du poème se reflète-t-il dans celui de l’étrange signalétique de l’artiste, qui superpose son propre poème à celui de René Daumal dans la plus étroite proximité.

 

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[9] Ces gravures appartenaient à une série elle-même inspirée par les « Jardins du Paradis » du gothique allemand du XVe siècle, dans lesquels le hortus conclusus apparaît toujours comme isolé du monde environnant par des murs ou des espaliers de roses.
[10] J. Donne, Hymn to God, My God, in my Sickness / Hymne à Dieu, Mon Dieu, du fond de ma maladie, texte anglais et traduction française de Thierry Bouchard, avec 1 eau-forte en couleurs de Petr Herel (tirée sur les presses de l’atelier Georges Leblanc à Paris), Losne, Labyrinth Press, 1986.
[11] Les signes religieux renvoient à la thématique du texte ainsi qu’au fait que John Donne était prédicateur, la carte à la métaphore géographique présente dans le poème, l’Australie au pays où réside Petr Herel.
[12] Ch. Baudelaire, The Journey (traduction anglaise seule de Geoffrey Wagner), avec 4 lithographies en couleurs de Petr Herel (tirées par Theo Tremblay à Bugendore, Australie), et 15 clichés couleurs par Th. B. à Losne, Losne, Labyrinth Press, 2002.
[13] Th. Bouchard, Rosedale,  texte français, avec la couverture marbrée et 1 eau-forte en couleurs de Petr Herel (tirées par l’artiste au Canberra Institute of the Arts), Losne, Labyrinth Press, 1989.
[14] J. Kolář, Mezi tupci / Au milieu des abrutis / Among dullards, texte tchèque, traduction anglaise d’Ivan Haskovec et traduction française de Henry Herel, avec 2 eaux-fortes et la première de couverture de Petr Herel (tirées pr l’artiste à Canberra), Losne, Labyrinth Press, 2002.
[15] R. Daumal, La Peau du fantôme / Phantom skin, texte français et traduction anglaise de Dorothy Catherine Davis, avec 1 eau-forte de Petr Herel (tirée par l’artiste dans son atelier de Canberra), Losne, Labyrinth Press, 1987.