La poésie visuelle en France et à Taiwan :
de Jean-François Bory et Michèle Métail
à Chen Li et Hsia Yu

- Marie Laureillard
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Fig. 9. Hsia Yu, Frottement :
ineffable
, 1995

Fig. 10. M. Métail, Gigantexte n° 6, 2009

    

Fig. 11. J.-Fr. Bory, Le cagibi de
Messieurs Fust et Gutenberg
, 2003

Fig. 12. J.-Fr. Bory, Un lundi
au bord de la mer
, 2008

      Hsia Yu, toujours encline à repousser les frontières de la langue, considère elle aussi les caractères comme des objets matériels. Comme l’écrit Paul Manfredi, elle cherche à « jouer continuellement avec les textes en les faisant parler par eux-mêmes, réduisant l’importance de l’auteur comme origine, en les amenant à apparaître aussi matériels que possible » [11]. Ainsi, sur la couverture de son recueil Frottement : ineffable (摩擦.無以名狀 Mócā. wú yǐmíng zhuàng) (1995), des caractères de tailles, de typographies et de directions variées, plus visibles que lisibles, sont disposés dans un esprit dada ou futuriste (fig. 9). Ce chaos, ces syncopes offrent une pure expérience graphique et de multiples virtualités sémantiques. N’est-ce pas précisément à cette ouverture du texte vers d’infinis possibles qu’aspire la poésie visuelle ? Parfois, le signe se délite, comme pour mieux rappeler à quel point sa dimension visuelle est essentielle : chez Hsia Yu, comme chez Bory, il devient parfois illisible.
      En Chine, l’omniprésence des caractères dans les paysages, souvent gravés en rouge sur des rochers ou divers monuments, témoigne de leur importance. Dans une veine similaire transposée au contexte alphabétique, Michèle Métail s’emploie à repérer la lettre X dans des paysages à travers une série de photographies prises au hasard de ses voyages. Elle en fait le matériau de son Gigantexte n° 6 (2009), montrant par l’emploi du mot-valise gigantexte (dans lequel on reconnaît aisément les termes « gigantesque » et « texte ») son ambition de sortir de l’espace de la page et d’adopter des dimensions hors normes et des supports variés. Ici, il ne s’agit pas pour elle de promouvoir le mot, mais simplement la lettre alphabétique, considérée pour elle-même, comme porteuse d’un sens inédit. Cette entreprise ne reflète-t-elle pas une volonté cratylienne de retour aux origines imagées de la lettre ? « Ces paysages inscrits, explique-t-elle, ne prétendent pas à la photo d’art, il s’agit de relevés topographiques faits dans l’effervescence de la découverte. Les formes en X prolifèrent : sur les chantiers, dans les bidonvilles, les baraquements, les abris de fortune qu’elles permettent d’étayer, elles condamnent les ouvertures de bâtiments voués à la destruction. L’image du croisement est aussi universelle que celle du chiasme. » [12] La poétesse à l’imagination débordante a en effet repéré une analogie entre la lettre X et la figure de style littéraire qu’est le chiasme. Elle décide alors d’instaurer un dialogue entre photographies et citations du type de celle de Zhuangzi : « Le nuage est-il pluie ? La pluie est-elle nuage ? » [13]. Une croix de bois se dessine entre des tréteaux, une croix lumineuse se projette sur une porte. Sous les photographies, on peut lire les textes suivants, sans rapport direct avec les images : « Nous devons soutenir tout ce que notre ennemi combat et combattre tout ce qu’il soutient », qui est une citation de Mao, ou encore : « Il ne s’agit pas de mettre la poésie au service de la révolution mais bien la révolution au service de la poésie », postulat situationniste de Guy Debord (fig. 10).
      Séduit lui aussi par le monde de l’image, Jean-François Bory cherche également à rendre à l’alphabet latin sa dimension iconique et à le faire glisser vers l’idéogramme. C’est ainsi qu’il voue une admiration sans bornes au célèbre poème « A leaf falls » (1958) de Cummings, auquel il prête justement la qualité d’un idéogramme : ce poème de l’écrivain américain lui apparaît comme la matérialisation graphique d’une idée, celle la solitude, dont la chute d’une feuille d’arbre serait une métaphore. Dans un ouvrage intitulé Le cagibi de MM. Fust et Gutenberg (2003), il se penche à son tour sur l’aspect graphique des lettres, dont il fait varier le style, le corps, la police, la graisse au sein d’un même mot afin d’en enrichir le sens. Les lettres se décalent, font zigzaguer, onduler les lignes. Le choix de Gutenberg, inventeur de l’imprimerie, et de Fust, son complice et financier, n’est pas anodin : il rappelle le rôle fondamental des caractères mobiles dans la lecture d’un poème, car « autant l’invention des caractères mobiles dans les civilisations de l’idéogramme a été perçue par elles comme une source d’embarras plus que de progrès, autant elle a apporté à l’Occident un bouleversement fondamental dans sa façon de penser la lettre, et de l’interroger » [14]. Le regard est sans cesse attiré par ces variations. Sur une page, le mot « tout » varie typographiquement du début à la fin tout en rythmant le poème par un effet d’anaphore (fig. 11). Les connecteurs logiques sont écrits dans un format réduit, comme pour manifester leur moindre importance et introduire une hiérarchie entre les mots : « et déjà », « et pourtant », « bientôt, alors », « et, très vite ». Le contenu des vers exprime à l’évidence la perplexité du lecteur, désarçonné par l’aspect peu conventionnel du texte. Perturbé dans ses habitudes de lecture, celui-ci oscille entre des impressions contradictoires, égrainant en pensée des séries d’antonymes : illisible-lisible ; bizarre-habituel ; différent-monotone ; tremble-fixe ; dans ses gonds-dégondé ; adieux-commence : cette poésie d’un genre nouveau incarne-t-elle à la fois des « adieux » à une perception « monotone » en vue d’un nouveau « commencement » ?
      Comme dans ce poème de Bory, la réflexion sur la forme des lettres, des mots ou des caractères amène nos quatre poètes à exploiter certains effets de répétition pour mieux les mettre en valeur.

 

Les effets de répétition

 

      Jean-François Bory insiste de nouveau sur le poids des mots dans son « Poème psychanalysé », publié dans Poèmes provisoires (1991), en répétant indéfiniment en majuscules le terme « angoisse », dont chaque lettre est barrée d’une croix. Le tout forme un bloc saturé suggérant le contrôle de la pensée que préconise la psychanalyse. La répétition d’un même mot crée un effet puissant de persuasion s’approchant peut-être de la force de l’image. Dans « Un lundi au bord de la mer », poème inspiré par un séjour au Japon paru dans Japon, le retour : calligrammes et fragments de journal intime aux éditions Al Dante en 2008, le poète dispose à plusieurs reprises la lettre « m », puis le mot « mer », puis le mot anglais « summer », de manière à former des lignes sinueuses imitant le mouvement des vagues. Dans la partie inférieure, le mot « sable » se répète sur deux lignes droites suggérant la forme d’une plage (fig. 12). Toute syntaxe devient inutile, remplacée par l’aspect visuel de ce poème mimétique qui suffit à assurer un lien entre les mots. Un paysage de bord de mer prend tout simplement forme sous nos yeux par une voie non discursive. La métamorphose graphique de la lettre « m » en « mer », puis de « mer » en « summer », s’apparente sans aucun doute aux créations de Niikuni Seiichi 新國誠一, figure de proue de la poésie visuelle au Japon.
      On peut trouver une tentative comparable de répétition alliée à une métamorphose graphique chez Michèle Métail dans ses Cinquante poèmes corpusculaires : essai de poésie minimale, parus dans la Bibliothèque Oulipienne en 1986. Souhaitant éviter les rapports de hasard (écriture automatique) ou psychologiques (lyrisme, inspiration), la poétesse s’y donne pour tâche de former des poèmes de trois vers qui se composent chacun de trois mots de la même famille (un verbe, un nom et un adjectif ou adverbe), ce qui produit un effet visuel particulier, avec trois mots présentant successivement un même radical. En voici un exemple :

 

gémis gémissant gémissement    
mugis mugissent mugissement
rugis rugissant rugissement

agaçant agacement agace
tracassant tracas tracasse
fracassant fracas fracasse

 

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[11] P. Manfredi, Modern Poetry in China: A Visual-Verbal Dynamic, Amherst, New York, Cambria Press, 2014, p. 118.
[12] Cahier du Refuge, n° 180, 2009, pp. 7-8.
[13] Ibid., p. 6.
[14] A.-M. Christin, « Idéogramme et utopie : l’écriture universelle selon Leibniz », dans M. Simon-Oikawa (dir.), L’Ecriture réinventée : formes visuelles de l’écrit en Occident et en Extrême-Orient, Paris, Les Indes Savantes, pp. 95-106, ici p. 98.