Entr’acte – Ecriture et dessin dans
l’œuvre de Valerio Adami

- Melina Balcázar Moreno
et Amelia Valtolina

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Fig. 7. V. Adami, sans titre, 1976

Fig. 9. V. Adami, sans titre, 1973

Fig. 10. V. Adami, Cerca di
scrivere
, 1978

Fig. 11. V. Adami, sans titre, 1976

Fig. 12. V. Adami, Attentato II, 1978

      Jamais cette écriture ne cesse de disloquer ce que la forme plastique expose : « […] comme toujours chez Adami, le désarticulé, le dissocié (…) le dis-joint (maintenant fait œuvre) » [5] avait déjà remarqué Jacques Derrida lisant son Etude pour un dessin d’après Glas qui est devenu une sorte d’icône de la déconstruction. Ici simulacre de légende, là simulacre de l’authenticité d’une signature, l’écriture de l’artiste dissocie toujours les formes auxquelles elle est associée. Le tableau réalisé à partir de l’Etude pour un dessin d’après Glas, et dont le recto est peint et le verso est écrit (figs. 7 et 8 ), pousse à la limite cette dissociation : aucune superposition, ici, entre écriture et représentation, on dirait plutôt qu’une réversibilité ironique se dégage entre le graphème et la ligne. Pendant que le verso du tableau disloque un passage de Glas hors des marges du cadre dessiné en interrogeant avec des mots le rapport entre écriture et tableau (ou bien entre surface et support) [6], la double échelle peinte sur le recto, qui transgresse elle aussi les marges de la représentation, questionne avec des formes le même double-bind.
      La mise en abyme de la genèse d’un tableau est un leitmotiv dans les dessins et les tableaux des années 1970. Comme dans ces œuvres, Adami interroge aussi dans ses carnets la représentation et le problème de leur lecture : « […] une série des conjonctions entre le sens et l’écriture ; celle-ci donne la vie à l’image et s’épuise dans l’image » [7], note-t-il dans Sinopie où le concept classique de sinopie est censé définir le récit verbal qui précède la naissance d’une forme [8]. Ce rapport énigmatique entre image verbale et récit de la ligne, d’une ligne narrative qui, ce n’est pas le fruit du hasard, a constamment fasciné des écrivains comme Italo Calvino, Octavio Paz, Antonio Tabucchi – ce rapport énigmatique est souvent interrogé dans le tableau grâce à l’écriture. Voici alors le portrait d’un corps nu se détacher (fig. 9) d’une sorte de planche anatomique, qui semble être sa prémisse et dont l’ordre erratique conteste ironiquement toute réciprocité mimétique entre la description verbale d’un corps et sa représentation. Ou bien l’écriture sur le mur des toilettes (fig. 10) dessinant le récit d’une obsession que la forme écrit à son tour dans une architecture spatiale serrée et obsédante.
      Dans quelques tableaux, on dirait que l’écriture se substitue à la représentation, là où des mots écrits sur un écran – « monsieur un tel qui descend à la cave tuer son chat est une composition » (fig. 11) – racontent un massacre privé qui se dérobe à la vue. Mais s’agit-il vraiment d’une substitution de l’image par l’écriture ? La poignée et la clé à côté de l’écran signalent une invitation à ouvrir non la porte de la cave, mais la composition chiffrée qui, dans l’effacement de la scène du crime, dissimule avec ironie le tabou de la violence cachée dans la vie ordinaire [9].
      Comment représenter la violence devient, dans les tableaux des années 1970, une question de plus en plus prégnante – la série Intolérance ainsi que le diptyque Attentato I et II témoignent de ce vis-à-vis de la ligne d’Adami avec les drames de l’histoire [10]. Si les mots inscrits dans Intolérance et Attentato I scandent, en tant que sons, la représentation de la violence, le récit calligraphié de Attentato II dessine in absentia les atrocités du passé (fig. 12). Alors que les noms de « Berggasse » et « Anna » situent la scène invisible dans la Vienne de Sigmund Freud, la calligraphie inscrit sur un rideau, avec ses mots et ses phrases décalés, un paysage de la douleur. Dessin et calligraphie croisent ici leur éloquence, surtout là où, dans la partie inférieure du tableau, le récit du « regard qui se reflète sur le mur du ghetto » interroge l’aplat bleu sur lequel le rideau est superposé. Peu importe que ce rideau évoque celui d’une fenêtre devant le mur du ghetto ; ce qui compte c’est le dénouement que la forme porte en soi. Que donne-t-il à voir, ce dénouement ? Peut-être une absence : le vide ou bien les trous dans le récit qui se dessinent autour de l’œillet. En tant qu’image d’absence et de silence, cet espace vide perce la représentation et, comme le cercle rond de la lettre « a » qui déborde la marge du cadre/fenêtre « albertien », ouvre le dessin du récit à l’invisibilité d’une voix de la mémoire et de la douleur. « L’écriture imite la parole, etc. », note l’artiste. « Mais le dessin définit le champ et devient simultanément une proposition de lecture & écriture » [11].
      Devrait-on dire, alors, que l’écriture sort du dessin pour interroger, avec sa lisibilité ouverte, la lecture de la ligne ?

 

« Une écriture née de la forme des mots »

 

      Dans le travail de Valerio Adami autour du livre, on retrouve ce rapport complexe entre le dessin, l’écriture et la lecture [12]. Ses tableaux et dessins témoignent en effet de son rapport à la littérature et à la poésie, et plus généralement à l’acte d’écrire même. Ses nombreux « portraits littéraires » [13] par exemple, qui ponctuent son travail autour de l’œuvre d’un auteur, peuvent ainsi être considérés comme une manière de penser la littérature dans son rapport à l’image : ils s’offrent comme une lecture du fait – et du sujet – littéraire, scriptural [14]. Comme le fait remarquer Philippe Bonnefis : « Combler le fossé qui sépare le monde des livres du monde des tableaux, c’est l’ambition de Valerio Adami » [15].
      Dans cette perspective, selon le rapport que les images de l’artiste établissent avec le texte, son travail autour du livre adopte ainsi des modalités très diverses. Les images peuvent soit paraître séparées du texte, sur des planches hors-texte, comme pour Das Reich de Helmut Heissenbüttel [16] (1974) ou Les Mots n’ont plus de bouche de Michel Bulteau (1997) ; soit figurer sur la belle page, incluant souvent des extraits manuscrits du texte (Jean Frémon, L’Exhibitionnisme et sa pudeur, 1980 ; Jacques Kober, Un temps fustigé par la mer, 2007 ; Jean Dypréau, Le Mal des mots, 1989) ; ou bien se juxtaposer à lui, comme dans les dessins de la version italienne de Pomes Penyeach de James Joyce (1991).

 

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[5] J. Derrida, « +R (par dessus le marché) », dans La Vérité en peinture, Paris, Flammarion, 1978, p. 192.
[6] « Mettant le cadre en avant, le poussant sur la scène, maltraité, sous les projecteurs, il a barré marges, il a écrit, donc raturé, ce qu’il faisait ; il a dessiné, trait pour trait, ce qu’il écrivait, ce qu’il raturait plutôt […] », Ibid., p. 173.
[7] V. Adami, Dessiner. La Gomme et les crayons, op. cit., p. 32.
[8] « J’appelle “sinopie” le substrat d’associations, d’intentions, de présent & de passé, etc. qui est si important dans la genèse des formes d’un tableau », Ibid., p. 9.
[9] « On s’entend en général sur la composition. Il reste que Monsieur Untel qui descend dans sa cave pour tuer le chat exige une composition différente de celle de Monsieur Untel qui va dans sa cave prendre une bouteille de vin. Composer consiste à diviser le tableau en des parties de plus en plus serrées. Quant à raconter, c’est recomposer ces fragments. Soit, en décomposant : la vue, les fiches qui se superposent venant de la mémoire, l’idée, le transfert dans l’objet, sa représentation, etc. Voir, c’est mettre devant des questions et des réponses… », Ibid., p. 17.
[10] « Transfert, invasions, exil, migrations de masse, nostalgie, frayages erratiques, persécution, déportation, agressions, régressions, le dessin d’Adami traverse le musée en déflagration – ou l’inconscient – de notre temps », J. Derrida, « +R (par dessus le marché) », op. cit., p. 197.
[11] Ibid., p. 27.
[12] La première incursion de Valerio Adami dans le domaine du livre d’artiste date de la fin des années 1960, avec ses illustrations pour la traduction en italien de The Age of Anxiety. A Baroque Ecloque, de W. H. Auden (1969), sous forme d’un portfolio de lithographies. Il participe par la suite à de nombreux projets avec différentes maisons d’édition, en particulier avec les éditions Maeght.
[13] P. Bonnefis, Valerio Adami. Portraits littéraires, Paris, Editions Galilée, 2010.
[14] Ces portraits donnent à lire et à voir également les « affinités électives » qui relient l’artiste à des auteurs avec qui il rentre en dialogue, comme le montrent ses portraits de Sigmund Freud, Walter Benjamin, Jacques Derrida, James Joyce, Jacques Dupin ou Pascal Quignard.
[15] Ibid., p. 66.
[16] Réalisé en 1974, ce livre témoigne du rapport étroit que l’œuvre d’Adami entretient avec la réflexion sur l’histoire, comme le montrent ses recherches, à la fin des années 1960, autour des archives des journaux et des bibliothèques allemandes d’avant et pendant la guerre qui ont donné lieu à la série de dix « tableaux d’arguments socio-politiques », comme l’artiste les qualifie, qui accompagne le livre.