Entr’acte – Ecriture et dessin dans
l’œuvre de Valerio Adami

- Melina Balcázar Moreno
et Amelia Valtolina
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résumé
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Fig. 1. V. Adami, Da « La valle del
petrolio »
, 1963

Fig. 3. V. Adami, La firma sul muro
antico
, 1977

Fig. 4. V. Adami, Ritratto di G. W. F. Hegel, 1976

Fig. 6. V. Adami, Concerto a quattro mani, 1975

      La question de l’écriture se trouve au cœur de l’œuvre de Valerio Adami, comme une manière d’interroger, de penser l’inscription du sujet – trace, signature – dans l’Histoire. L’acte créateur est également un acte critique, qui veut se détacher aussi bien des conventions esthétiques que de l’expression personnelle, pour atteindre une mise en question plus absolue : « Je cherchais un moyen direct d’expliquer ce que je voulais dire. Il me fallait un moyen énergique mais simple. La forme devint une simple architecture noire. Un commentaire pessimiste sur la société et la vie moderne – l’environnement urbain, des lieux clos ; un discours critique en quelque sorte… » [1]. C’est ce que traduit sans doute son travail autour de ce qui est fragmenté, syncopé, et que représentent les lettres hautes, étroites, anguleuses de sa calligraphie, devenues en quelque sorte sa signature. Car, ainsi que le signale son ami le poète Jacques Dupin, chez Valerio Adami, la peinture et l’écriture sont indissociables : « Peintre le plus actuel, et peintre fidèle à la peinture. Mais peindre pour Adami, ce n’est pas s’écraser en couleurs sur la toile, c’est écrire » [2]. 

 

Une question de lecture

 

      Au début des années 1960, des mots s’imposaient parfois dans les dessins et les tableaux d’Adami – des mots qui semblaient venir du langage pop, faisant référence à la bande dessinée, mais qui avaient moins un but descriptif qu’une valeur d’accentuation de la rupture, figée dans la composition plastique : des phonèmes supports d’une syntaxe de la forme éclatée ou bien analogons ironiques, objective correlatives, censés dégager un processus de lecture du travail de la ligne. Il n’est pas encore question d’écriture ici, mais déjà, et pour toujours, d’une déchirure de la représentation à travers les mots (figs. 1 et 2 ) [3].
      Et puis vint l’écriture, la calligraphie dessinée, maîtrisée à la frontière entre l’acuité de la ligne et l’éloquence du graphein. Ecriture transgressive, qui toujours outrepasse, sinon efface, l’illusion autotélique de la mimèsis. On la connaît bien, cette écriture, qui dorénavant hantera les grands tableaux d’Adami, avec ses signes en noir, dessinés du même noir des lignes qui inscrivent le contour de la forme, comme si elle suggérait ainsi son affinité avec la ligne du dessin, et la ligne du dessin son affinité avec les inflexions de la calligraphie. En effet, un rapport presque chiasmatique s’impose entre l’une et l’autre, une relation qui tient à la poétique du dessin dont toute l’œuvre de l’artiste est une extraordinaire mise en abyme.
      Relation aussi qui constamment déconstruit la grammaire de la peinture, par exemple là où cette écriture déplie la bi-dimensionnalité du tableau en affirmant les valeurs de la surface : la voilà donc ouvrant une lecture allégorique dans La firma sul muro antico (La signature sur le mur ancien, fig. 3) où le nom de « Odisseo » écrit sur la toile s’accompagne du geste de quelqu’un (le peintre ?) en train d’écrire ou bien de dessiner sur un mur – un geste qui retrace ici la mémoire de la fresque et donc de la tradition du dessin classique dans laquelle Adami a toujours recherché les origines de sa propre pratique du dessin.
      Et la voilà encore cette écriture qui, très souvent, inscrit dans la composition le titre même du dessin ou du tableau. A l’instar de ce qui est arrivé dans la poésie moderne, où le titre mentionne souvent un vers du poème qui ouvre ainsi sa forme sur le vide de la page, le titre manuscrit sur la surface du tableau défigure l’espace de la représentation : il y ouvre tout un autre ordre de lecture, critiquant à travers les signifiants qui résonnent dans ces mots la volonté narrative de la forme et y dégageant une lecture allégorique (comme par exemple dans le portrait de G. W. F. Hegel, fig. 4, où le chiasme entre l’effacement du visage du philosophe et son nom, écrit au-dessus, dégage une lecture allégorique du portrait, véritable portrait de la philosophie hégélienne et de son mouvement d’Aufhebung, qui efface et conserve en même temps). Ou bien la voilà cryptant le récit, comme dans le tableau Vittorio Alfieri nell’atto di farsi legare alla seggiola per impedire a se stesso di fuggire di casa (Vittorio Alfieri en train de se faire lier à la chaise pour empêcher sa fuite, fig. 5 ), où les lettres « V. A. », qui évoquent le nom de l’artiste dans celui de l’écrivain, non seulement disloquent le « je » dans « l’autre » et déconstruisent ainsi la mise en scène identitaire (la chaise est placée sur la scène d’un théâtre), mais dans l’ironie de cette dislocation serrent et resserrent aussi l’énigme de la représentation. « Un tableau requiert un effort de lecture », écrit l’artiste dans ses cahiers, « mais le tout n’est pas de réussir à déchiffrer la partition, c’est de savoir ensuite comment la lire [4] ».
      En tant que medium ironique de la ligne, cette calligraphie empruntée qui, comme l’artiste le raconte, est née de l’imitation de l’écriture de sa mère, ne se soustrait jamais à son talent de dislocation – dislocation visuelle et, bien sûr, intellectuelle. La citation de Senèque qui s’impose sur l’aplat bleu de Concerto a quattro mani (Concert à quatre mains, fig. 6) semble alors et tout d’abord faire résonner, dans ses lettres qui s’entrecroisent (« -es/se- » « -vera/verum » « -rum/-ium »), les croisements énigmatiques de ces formes, chiffrés entre la bouche et le piano, entre la cigarette et le clavier, mais aussi entre la droite et la gauche de la toile, dont la lecture et l’ordre sont mis en tension entre eux.

 

>suite
sommaire

* La première partie de cet article, portant sur l’écriture de Valerio Adami dans sa peinture, a été écrite par A. Valtolina ; la deuxième partie, sur les livres d’artiste, par M. Balcázar Moreno.

[1] V. Adami cité par D. Ashton, « L’ironie des formes », dans Adami, Centre Georges Pompidou, catalogue d’exposition, 4 décembre 1985 - 10 février 1986, commissaire A. Pacquement, Paris, p. 13.
[2] J. Dupin, « Valerio Adami », dans L’Espace autrement dit, Paris, Editions Galilée, 1982, p. 206.
[3] Ainsi écrivait l’artiste dans ces années : « L’important n’est pas d’élaborer de nouvelles possibilités de la vision, mais d’éclaircir, d’organiser en une représentation la réalité dans laquelle nous vivons. (…) Je pense plutôt à une objectivation des mécanismes eux-mêmes dans les relations à l’intérieur et à l’extérieur des nouvelles conditions humaines. Dans ce sens, une incessante conscience structurelle est nécessaire, qui nous ramène constamment aux phénomènes de la réalité », V. Adami, Dessiner. La Gomme et les crayons, traduit de l’italien par J.-P. Manganaro et Ph. Bonnefis, Paris, Editions Galilée, 2000, p. 11.
[4] Ibid., p. 22.