Dire et / ou peindre le sacré :
(en)jeux de l’esthétique nazaréenne

- Patricia Viallet
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Fig. 1. J. Fr. Overbeck, Saint
Luc
, 1809

      Posée dès le Ier siècle avant J.-C. par Horace, la question du rapprochement entre les arts – en particulier de la peinture et de la poésie – occupe une place centrale dans les débats de théorie esthétique au XIXe siècle : s’il en est « de la peinture comme de la poésie », pour reprendre la célèbre formule du poète latin (ut pictura poesis), les productions du peintre s’apparentent à de véritables « poésies en images », centrées sur la transmission – souvent sur le mode allégorique – d’un message. Lorsque ce dernier est d’inspiration chrétienne, ainsi que le revendiquent les « Frères de Saint Luc » volontairement exilés à Rome à partir de 1810 [1], l’équivalence de principe entre peinture et poésie, soit deux modes de représentation artistique en soi hétérogènes (l’un reposant sur la coexistence des corps dans l’espace, l’autre sur la succession des signes dans le temps, dira Lessing [2] en prenant précisément le contre-pied de l’équivalence horacienne), trouve plus aisément encore sa justification en pratique, si l’on en juge par les nombreuses contributions des Nazaréens en ce domaine : mise en scène verbale et iconographique d’un même sujet (« Sulamith et Marie » chez Franz Pforr), « descriptions de tableaux poétiques » (notamment dans la correspondance d’Overbeck), sans parler de la propre production littéraire des peintres nazaréens (poèmes et écrits théoriques) [3]… Surtout, c’est par leur « caractère discursif » [4] que se distinguent les tableaux nazaréens, le but étant de transmettre un contenu le plus souvent en lien avec l’étude approfondie de la Bible et – tout particulièrement dans le cas du « théologien de l’image » [5] Friedrich Overbeck – d’acquérir par le biais de la représentation du sacré une portée (et une efficacité) théologique. L’importance du mot écrit (et du texte biblique en premier lieu) est un élément-clé du programme nazaréen, ainsi que l’indique de manière explicite la vignette (fig. 1)  choisie initialement par les « Frères de Saint Luc » pour marquer l’appartenance (et la conformité) de leurs œuvres au projet nazaréen [6], placé sous le signe de la Vérité [7] : au centre apparaît en effet, assis à sa table de travail et en train d’écrire, tandis qu’est posé au sol le portrait de la Madonne, Saint Luc lui-même, représenté donc sous son double statut d’auteur (du Troisième Evangile) et de peintre (de Marie).
      Placée sous un tel patronage, l’esthétique nazaréenne (re)pose donc tout naturellement la question du rapport entre le mot et l’image, spécifiquement lorsqu’il s’agit de dire et/ou de peindre le sacré. Etant destinée à être tout autant « lue » que vue, l’image semble remplir chez les Nazaréens une fonction similaire à celle qui était assignée, dans l’Occident médiéval, à l’imago : instruire les illiterati, trouvant ainsi dans la peinture le même enseignement que celui que retirent les clercs de l’Ecriture, et fixer la mémoire de l’historia (ou histoire sainte). C’est donc tout naturellement par un rappel de la célèbre lettre du pape Grégoire le Grand, adressée en 600 à l’évêque iconoclaste Serenus de Marseille [8], que s’ouvrira la présente étude, remontant ainsi à la source d’une dialectique du lire et du voir, du dire et du montrer caractéristique du processus de création nazaréen. Les exégèses auxquelles se livre de manière presque systématique le chef de file du mouvement, Friedrich Overbeck, notamment lorsqu’il s’agit de tableaux à valeur programmatique (au premier rang desquels figure le Triomphe de la religion dans les arts [9]), témoignent du besoin qu’éprouvent les peintres nazaréens d’articuler verbalement la signification de l’image qu’ils donnent à voir en parallèle. Pour autant, le recours au mot est-il toujours nécessaire et l’image, également investie d’une dimension affective, ne permet-elle pas d’opérer une médiation entre le visible et l’invisible, comme on peut le lire dans une autre lettre du pape Grégoire, certes sujette à caution (car partiellement apocryphe) mais centrale pour notre propos [10] ? Portée par la force du sentiment religieux et appelée à être intériorisée par le spectateur (et/ou le fidèle), la contemplation de l’image aboutirait-elle alors à une forme d’« épiphanie » [11] visuelle, qui rendrait finalement vain – car devenant inopérant lorsqu’il s’agit de (dé)montrer le sacré – tout débat de préséance générique ?

 

L’héritage de l’imago médiévale

 

      Une réflexion sur la représentation, visuelle et/ou verbale, du sacré ne peut faire l’économie d’un détour par la pensée médiévale, sans qu’il soit forcément nécessaire de remonter au « nœud augustinien » noué entre les trois concepts à la fois complémentaires et concurrents d’égalité, d’image et de ressemblance [12]. Nous nous contenterons dans un premier temps de rappeler la difficulté pour l’image de dépasser la simple fonction concédée aux « verbes visibles » [13] (verba visibilia), soit ce que saint Augustin nomme dans La Doctrine chrétienne [14] des signes visuels permettant à celui qui ne peut atteindre Dieu directement par la voie spirituelle de trouver par le biais de l’expérience sensible un accès médiat au divin – une expérience qui ne peut être donc « qu’un pis-aller », comme le rappelle Olivier Boulnois [15], la découverte de la vérité absolue ne pouvant passer que par la lecture (ou par l’écoute) de l’Ecriture sainte. Chez saint Augustin, l’image n’est « ni interdite ni recherchée » [16] ; pour qu’elle dépasse ce « seuil de tolérance », il faut attendre que soit reformulé, à la fin du VIe siècle avec le pape Grégoire le Grand, le lien entre image et écrit, « avec une telle autorité que cette position a inspiré la doctrine officielle de l’Eglise d’Occident » [17]. En réaction à l’ordre donné par l’évêque Serenus de Marseille de détruire des peintures ornant des murs d’église (et risquant donc d’inciter les fidèles à une vénération impie du visible), Grégoire justifie la présence et l’usage des images religieuses en se plaçant sous l’angle de la pédagogie :

 

Une chose est (…) d’adorer une peinture, une autre d’apprendre par une « histoire » (historia, une image narrative) peinte ce qu’il faut adorer. Car ce que l’écrit procure aux gens qui lisent, la peinture le fournit aux incultes (idiotis) qui la regardent : parce que les ignorants y voient ce qu’ils doivent imiter, ceux qui ne savent pas lire y lisent ; c’est pourquoi, surtout chez les païens, la peinture tient lieu de lecture [18].

 

La valorisation de l’image comme outil d’éducation est relative, puisque son champ d’action reste limité aux scènes bibliques, préférées aux portraits (d’un saint ou d’une personne divine) pour servir de supports à l’historia. Surtout, c’est à un changement radical de statut que conduit cette nouvelle conception de l’image religieuse, toujours perçue à l’aune de l’écrit et de sa fonctionnalité comme re-présentation mentale : « [a]vec Grégoire, au lieu de s’imposer comme une présence sacrée, l’image devient un message à déchiffrer » [19]. La volonté de s’opposer à la tendance iconophile qui commence à s’imposer en Orient tout en évitant de tomber dans un iconoclasme jugé déviant (car « s’écart[ant] de la pratique habituelle de l’Eglise ») conduit à cette assimilation de la peinture (religieuse) à un écrit (sacré) – une sorte de ut pictura scriptum plongeant ses racines dans la philosophie antique [20] – qui sera reprise (et librement déclinée) jusqu’au XVe siècle.
      La démarche adoptée par Grégoire, soumettant la compréhension (ou « lecture ») de l’image à un ordre qui n’est pas (ou plus seulement) celui de la vue, est certainement « réductrice », ainsi que le souligne Jean-Claude Schmitt [21] dans son analyse du « modèle grégorien » ; pour autant, cette « pédagogie de l’histoire peinte » échappe au danger d’enfermement dans un mode d’appréhension essentiellement conceptuel du visible en ménageant une place à la valeur affective de l’image – comme autre moyen, précisément, de « se transporter dans l’adoration » de Dieu (transisse in adorationem). Le « véhicule » si l’on peut s’exprimer ainsi en est le sentiment de « componction » que peut (doit ?) ressentir également le fidèle illettré face à la peinture du sacré, soit ce « sentiment d’humilité douloureuse de l’âme qui se découvre pécheresse » [22]. Surtout, c’est autour de cette notion, centrale dans la théologie morale de Grégoire, que s’est jouée l’émancipation progressive de l’image par rapport à la tutelle de l’écrit, comme possibilité de montrer l’invisible autrement que par la médiation des mots :

 

Ce mot [de componction] a joué historiquement comme une pierre d’attente : puisque Grégoire le Grand l’employait, il permettait de légitimer les nouvelles attitudes à l’égard des images religieuses [23].

 

C’est notamment ce que fit le pape Hadrien Ier, qui avait bien relevé la potentialité affective de l’image sous la plume de Grégoire – ainsi que son amplification, comme nous le verrons par la suite, dans une autre lettre, partiellement apocryphe, de cet « écrivain ecclésiastique par excellence » [24] –, lorsqu’il s’opposa à la position de la cour et des évêques francs suite à la tenue du concile de Nicée et des décisions qui y furent prises concernant les images, en particulier dans son épître à Charlemagne de 791 [25].

 

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sommaire

[1] Pour une présentation plus précise du contexte dans lequel s’est déroulée cette première sécession dans l’histoire de l’art allemand, marquée par le départ des Nazaréens pour l’Italie, voir P. Desroches-Viallet, « Etre et peindre à Rome : l’exemple des nazaréens », dans Construction de l’identité dans la rencontre des cultures chez les auteurs d’expression allemande : I. Etre ailleurs, sous la direction de P. Desroches-Viallet et G. Rémi, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2007.
[2] G. E. Lessing, Laokoon oder über die Grenzen der Malerei und Poesie, dans Werke, éd. par H. G. Göpfert, Munich, 1974, vol. 6 (notamment chapitre XVI). Nous recommandons au lecteur français la récente traduction de Frédéric Teinturier : G. E. Lessing, Laocoon ou Des frontières respectives de la peinture et de la poésie, traduit et commenté par F. Teinturier, Paris, Klincksieck, « L’esprit et les formes », 2011.
[3] Nous nous référons ici à l’ouvrage de Stefan Matter et Maria-Christina Boerner, qui apporte une contribution majeure à la question du rapport texte/image chez les Nazaréens allemands :… Kann ich vielleicht nur dichtend mahlen ? Franz Pforrs Fragment eines Künstlerromans und das Verhältnis von Poesie und Malerei bei den Nazarenern, Cologne/Weimar/Vienne, Böhlau Verlag, 2007.
[4] L’expression est empruntée à Michael Thimann : « Zu Recht wird immer wieder der diskursive Charakter nazarenischer Gemälde betont […] » (M. Thimann, « Der Bildtheologe Friedrich Overbeck », dans Religion Macht Kunst. Die Nazarener, éd. par M. Hollein et C. Steinle, Cologne, Verlag der Buchhandlung Walther König, pp. 169-177, cit. ici p. 169).
[5] C’est ainsi que M. Thimann appelle le peintre lübeckois (« Der Bildtheologe Friedrich Overbeck »), non sans souligner le caractère paradoxal de la formule : « Overbeck comme théologien de l’image – cela peut, de prime abord, paraître paradoxal. Car la théologie est avant tout une discipline du mot ; dans la doctrine de la foi est solidement ancré le logos. Et pourtant, ce concept a toute son utilité comme construction provisoire, dans la mesure où Overbeck cherchait à obtenir par les images une efficacité théologique » (« Overbeck als Bildtheologe – das klingt zunächst paradox. Denn die Theologie ist vor allem eine Disziplin des Wortes, der Lehre des Glaubens ist der Logos fest eingeschrieben. Und doch ist der Begriff als Hilfskonstruktion tauglich, da Overbeck durch Bilder theologisch wirksam werden wollte », Ibid.). Sauf indication contraire, nous proposons pour ce passage, comme pour toutes les autres citations en langue allemande données par la suite, notre propre traduction.
[6] Lors de la première soirée anniversaire de la « Confrérie de Saint Luc », le 10 juillet 1809 (un an plus tôt, Friedrich Overbeck avait invité Joseph Sutter à le rejoindre, ainsi que ses amis Franz Pforr, Joseph Wintergest et les Suisses Ludwig Vogel et Johann Konrad Hottinger, dans la chambre qu’il occupait durant ses études à l’Académie de Vienne), il fut décidé de présenter aux membres de la Confrérie chaque tableau effectué par les uns ou les autres et, dans le cas où celui-ci serait « validé » par la petite communauté de peintres, de le pourvoir de la fameuse vignette.
[7] C’est le « W » du mot Wahrheit qui orne la clé de voûte de l’arc en plein cintre dans lequel vient s’insérer l’image de Saint Luc. Au sujet de la signification et de l’importance de ce mot d’ordre pour l’esthétique nazaréenne, voir M. Thimann, Friedrich Overbeck und die Bildkonzepte des 19. Jahrhunderts, Ratisbonne, Schnell und Steiner, 2013, notamment pp. 33 sq.
[8] Pour une présentation et une analyse de ce texte majeur, marquant une étape capitale dans l’évolution du débat sur l’usage des images religieuses dans l’Occident médiéval, voir J.-Cl. Schmitt, Le Corps des images. Essais sur la culture visuelle au Moyen Age, Paris, Gallimard, 2002, notamment pp. 63 sq.
[9] F. Overbeck, Der Triumph der Religion in den Künsten, 1829-1840, huile sur toile, H. 392 cm ; L. 392 cm, Francfort, Städelsches Kunstinstitut. Le commentaire exhaustif du tableau, que nous présenterons et étudierons (dans ses grandes lignes) plus loin, est reproduit intégralement dans la monographie de Margaret Howitt : Friedrich Overbeck. Sein Leben und Schaffen. Nach seinen Briefen und andern Documenten des handschriftlichen Nachlasses, éd. par Franz Lindner, Fribourg, Herder’sche Verlagshandlung, 1886, vol. 2, pp. 61-72.
[10] Il s’agit de la Lettre à l’ermite Secundinus, sur laquelle nous reviendrons dans la dernière partie de notre analyse.
[11] Nous nous appuyons là encore sur l’analyse (et la terminologie) employée(s) par J.-Cl. Schmitt (Le Corps des images, Op. cit., p. 25).
[12] Nous renvoyons sur ce point à l’analyse exhaustive d’Olivier Boulnois, exposée dans le premier chapitre de son ouvrage Au-delà de l’image. Une archéologie du visuel au Moyen Age (Ve-XVIe siècle), Paris, Seuil, 2008 (pp. 25 sq.).
[13] L’expression est utilisée par saint Augustin dans La Vraie Religion (Bibliothèque augustinienne 8, 168-169) : « Alors que, trouvant trop de plaisir à des fictions frivoles, nous nous anéantissions dans nos représentations (cogitationes) (…), Dieu, dans son indicible miséricorde, (…) n’a pas méprisé, par des sons et des lettres, du feu, de la fumée, une nuée, une colonne, comme par des verbes visibles, (…) de guérir avec cette sorte de boue notre regard intérieur » (L, 98, cité dans O. Boulnois, Au-delà de l’image, Op. cit., p. 60). Il est intéressant de relever l’absence, dans cette liste de « signaux » donnés par Dieu à ceux qui menacent de se perdre dans la contemplation du visible, des formes représentées par les images, ce qui montre bien la suspicion originellement attachée à l’imago : ainsi que le constate O. Boulnois, « […] même dans l’ordre du visible, le verbe visible l’emporte sur l’image » (Ibid., p. 61).
[14] Saint Augustin, La Doctrine chrétienne, II, III, 4 (Bibliothèque augustinienne, Paris, Desclée de Brouwer, 11/2, 138).
[15] O. Boulnois, Au-delà de l’image, Op. cit., p. 61.
[16] Ibid., p. 82.
[17] Ibid., p. 87.
[18] Grégoire le Grand, Registrum Epistularum, édité par D. Norberg, Turnhout, Brepols, 1982 (Corpus christianorum series latina 140 A, 873-87 ; la traduction proposée est celle de D. Menozzi (Les Images, l’Eglise et les arts visuels, Paris, Le Cerf, 1991, citation  pp. 75-77).
[19] O. Boulnois, Au-delà de l’image, Op. cit., p. 93.
[20] Nous renvoyons là encore à la présentation exhaustive d’O. Boulnois (notamment pp. 83 sq.), qui remonte à l’un des premiers textes portant sur le culte des images – celui du philosophe néo-platonicien Porphyre (2ème moitié du IIIe siècle) – avant d’évoquer les positions respectives de Grégoire de Nysse (2ème moitié du IVe siècle) et Nil d’Ancyre (mort vers 430) – chez ce dernier apparaît déjà la formule qui fera la fortune de Grégoire, précisément dans le passage de l’Epistolarum où il est question des scènes bibliques qui, placées de part et d’autre de la croix, « feront office de livre pour les illettrés, qui ignorent la lecture des Ecritures divines » (cité dans Ibid. p. 85).
[21] J.-Cl. Schmitt, Le Corps des images, Op. cit., p. 102 (cité ensuite p. 103).
[22] Ibid. Comme le rappelle O. Boulnois (Au-delà de l’image, Op. cit., p. 92), « ‹compungo› signifie poindre, faire souffrir, blesser profondément », ce qui permet bien de comprendre comment, dans la logique grégorienne, l’image permet aussi de « conduire tous les hommes (lettrés et illettrés à ressentir la souffrance du Christ de l’histoire ».
[23] J.-Cl. Schmitt, Le Corps des images, Op. cit., p. 103.
[24] La formule est de J.-Cl. Schmitt (Ibid., p. 100). Auteur de très nombreuses œuvres, épistolier étonnamment zélé, Grégoire est très fréquemment représenté dans l’iconographie chrétienne « écrivant à son pupitre sous l’inspiration d’une colombe ».
[25] Pour une présentation détaillée de ce « vaste débat (…) qui opposait les trois puissances se partageant le monde : Rome, Constantinople et la cour du souverain franc » (voir J.-Cl. Schmitt, Ibid., notamment pp. 64 sq.).