Fantastique et Fantaisies dans la Forêt
de Bohême
d’Alfred Kubin

- Hélène Martinelli
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      Le trait calligraphié du texte, dont la nature n’est en rien différente de celle du paysage, de même que sont nivelés stylistiquement et chromatiquement le texte et l’image, permet également, grâce à l’homogénéité matérielle des systèmes, de jouer sur les cas intermédiaires d’indécision quant à la nature du signe. Le principe de l’enluminure, que la modernité a réintroduit dans le livre, ne serait-ce que pour ne pas céder à la rationalisation du trait par la machine, est ici garant de cet entrelacement : outre les cadres semi-figuratifs que des animaux, végétaux ou minéraux décoratifs confèrent au texte, certaines lettrines au trait épais ou dédoublé se confondent littéralement avec le paysage. Ainsi les oiseaux qui circulent dans la planche tenant lieu de sommaire et alternent avec des lettres majuscules de même envergure qu’eux (fig. 3 ), ainsi le « S » dédoublé qui ouvre le paragraphe sur le « Chemin de fer » et semble être un pétale arraché à la fleur qui orne sa bordure (fig. 7 ), la majuscule déformée par « L’Eclair » qu’elle annonce (fig. 8 ), le « U » tortueux mimant la queue de l’écureuil avec qui il voisine dans le texte évoquant les « serpents » (fig. 18 ) ou encore le « K » du diptyque consacré au « cheval », sur lequel un oiseau s’est posé, altérant sa fonction symbolique (alphabétique) en lui faisant servir un destin de figure, donc une fonction iconique (fig. 24 ). Cette oscillation du signe, rendue particulièrement évidente dans les lettrines, est en réalité à l’œuvre dans chaque lettre, qui s’inscrit dans la page comme une image, grâce à leur réconciliation par-delà l’usage typographique.
      Tout tient donc ici à un « tiers » graphique, un entre-deux qui est aussi un chevauchement entre le texte et l’image. Le décloisonnement des systèmes iconique et linguistique peut certes s’effectuer mentalement, notamment dans la double hésitation fantastique, linguistique et iconique, mais il s’actualise ici matériellement : il faut donc ajouter au « tiers pictural » théorisé par Liliane Louvel [38], et renvoyant à la picturalité du texte au niveau du signifié, la notion de « tiers graphique » – typo- ou calligraphique – fondé sur l’homogénéité de la lettre et de l’image au niveau du signifiant. Quand le décloisonnement entre le texte et l’image s’actualise non plus mentalement, c’est-à-dire « en discours », mais matériellement, c’est-à-dire « en graphie », on trouve bien dans l’information mutuelle des codes iconique et linguistique un jeu différentiel qui déstabilise non seulement l’assignation référentielle mais aussi l’assignation sémiotique.
      Kubin n’interroge certes pas explicitement les formes d’alliance entre le texte et l’image, même s’il opte, dans ses dernières réalisations, pour l’uniformité du trait autographié que l’on retrouve dans le cycle Ali, que son évidente narrativité constitue en un véritable récit en images. Sur le plan de l’indissociabilité fonctionnelle, Andreas Geyer a noté la spécificité de l’union entre le texte et l’image dans ce cycle comme dans le suivant :

 

La relation entre le dessin et l’écriture est dans ce cas – comme pour les Fantaisies dans la Forêt de Bohême – particulièrement significative : sans le texte explicatif, les dessins ne se comprennent que difficilement ; à l’inverse, le texte lapidaire, pris pour lui-même, ne peut pas non plus vraiment valoir comme une œuvre autonome [39].

 

On reconnaît là, au moins en termes d’indissociabilité matérielle, au mieux en termes d’indissociabilité narrative, la définition que Rodolphe Töpffer donnait un siècle plus tôt d’une de ses premières histoires en estampes : « Ce petit livre est d’une nature mixte. Il se compose de dessins autographiés au trait. Chacun des dessins est accompagné d’une ou deux lignes de texte. Les dessins, sans le texte, n’auraient qu’une signification obscure ; le texte, sans les dessins, ne signifierait rien » [40].
      Il s’agit là en effet de l’alliance la plus intime entre le texte et l’image dans l’œuvre de Kubin, tant sur le plan de la technique homogénéisante que de la mise en page, dans laquelle l’image enlumine autant qu’elle encadre le texte calligraphié. Car Fantaisies dans la Forêt de Bohême, suite logique de ses recherches graphiques – du dessin libre à l’art du cycle et du cycle de dessins au cycle de lithographies –, mais aussi achèvement en termes d’union technique, est un ouvrage auquel Kubin a travaillé pendant dix ans et qu’il n’a publié qu’après-guerre, à Vienne, en 1951, après avoir longuement cherché un éditeur. Le projet est en effet vaguement conçu dès 1923, lors de ses premières visites dans cette contrée, et le premier jet entièrement réalisé en 1935, comme l’indique la date inscrite sur la dernière vignette, mais c’est l’impression en tant que telle qui en retarde la publication, Kubin ne s’en chargeant pas lui-même. Il s’agit à première vue de trente-cinq planches lithographiées à la plume, procédé qui permet de respecter le tracé manuel ainsi que la réunion du texte et de l’image dans un seul et même trait, aspect naturellement renforcé par l’unité chromatique d’une sépia sombre, particulièrement heureuse dans ce contexte. Toutefois, les incertitudes entourant la genèse de cette œuvre ne permettent pas de dire s’il s’agit vraiment de lithographies ou si ce sont des dessins à la plume reproduits ultérieurement par des procédés photomécaniques. C’est en tout état de cause ce que signale Annegret Hoberg qui, en émettant un doute sur la technique utilisée, l’inclut toutefois dans son catalogue consacré à l’œuvre lithographique de Kubin :

 

Les Fantaisies dans la Forêt de Bohême n’ont été intégrées dans notre catalogue de portfolios lithographiques qu’avec réserve : selon une probabilité frôlant la certitude il ne s’agit pas là de lithographies mais d’une impression pour laquelle les dessins réalisés par Kubin en 1935 ont été transférés sur une plaque de zinc par un procédé photomécanique. D’une part, il est peu probable que Kubin ait dessiné quinze ans auparavant sur du papier-report et que celui-ci ait été préservé pendant un tel laps de temps – l’idée qu’il ait reproduit chaque trait à l’identique pour l’impression en 1951 est aussi bonne qu’exclue ; d’autre part, des dessins à la plume parfaitement identiques pour le « portfolio Forêt de Bohême » sont significativement conservés au musée de Haute-Autriche à Linz [41].

 

Que Kubin ait utilisé, comme à d’autres occasions, un papier report pour s’approprier par l’autographie le procédé lithographique ou qu’il ait dessiné à l’encre dans la même intention de transgresser des frontières entre le texte et l’image, ce cycle ne fonctionne en définitive ni comme un livre « à figures » ni tout à fait selon le principe de l’illustration strictement « typographique » [42]. Car l’homogénéité matérielle des systèmes sémiotiques assure à la fois la conservation du relatif cloisonnement de l’illustré traditionnel et l’homogénéisation visuelle de la graphie et de la figure.
      Il faut donc voir là, quoi qu’il en soit, une réappropriation intime de la double pratique, favorisant le tressage du texte et de l’image, sur le plan de la technique comme sur celui de la conception et de la mise en page. Il serait ainsi vain, de même que pour les genèses complexes de L’Autre côté ou du Cabinet de curiosités, de chercher une priorité chronologique ou hiérarchique du texte ou de l’image [43], bien que les dessins soient vraisemblablement à la source du travail et que l’élaboration de brouillons soit avérée [44]. Il n’est donc pas question de transposer un art dans un autre, selon le principe de la « traduction intersémiotique » [45], mais plutôt de cerner, par deux systèmes distincts bien qu’homogènes, un référent imaginaire à la fois commun et irréductible à l’un ou l’autre des systèmes.

      Car dans ces feuilles tenant lieu de livre pauvre, où l’œil se refuse à croire qu’il a vu ce qu’il a lu et lu ce qu’il a vu, il doit bien admettre que ce n’était qu’une seule et même chose. Réciproque à son impossible insertion dans les œuvres complètes de son auteur, l’insaisissable teneur fantastique du cycle doit dès lors être considérée comme proprement intersémiotique, dans la mesure où, sans se trahir mutuellement, le texte et l’image coopèrent dans l’irrésolution de leur objet, renvoyant l’ensemble des choses vues à un humus opaque, une tourbe originelle, sinon une fumée et un rêve qui finissent toujours, chez Kubin, par l’emporter.

 

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[38] Voir L. Louvel, Le Tiers pictural. Pour une critique intermédiale, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, pp. 9-10.
[39] « Die Verbindung zwischen zeichnerischer und schriftellerischer Äußerung ist in diesem Fall – wie bei den Phantasien im Böhmerwald – besonders signifikant : Ohne den erläuternden Text erschließen sich die Zeichnungen nur sehr schwer ; anderseits kann auch der spärliche Text, für sich genommen, kaum als eigenständiges Werk gelten » (A. Geyer, Träumer auf Lebenszeit, Op. cit., p. 215).
[40] R. Töpffer, « Notice sur L’Histoire de Monsieur Jabot » [préface de 1833], Bibliothèque universelle de Genève, vol. 9, Paris, Chez Anselin, 1837, p. 334.
[41] « In unserem Katalog der lithographischen Mappenwerke sind die "Phantasien im Böhmerwald" allerdings nur mit Vorbehalt aufgenommen worden : mit an Sicherheit grenzender Wahrscheinlichkeit handelt es sich bei ihnen nicht um Lithographien, sondern um einem Druck, bei dem Kubins Zeichnungen von 1935 durch einen photomechanischen Prozeß aus Zinkplatten aufgebracht wurden. Zum einen ist es höchst unwahrscheinlich, daß Kubin bereits 15 Jahre zuvor auf Umdruckpapier gezeichnet haben und dieses über einen so langen Zeitraum aufbewahrt haben soll – daß er 1951 jeden Federstrich für den Druck wiederholt haben soll, ist so gut wie ausgeschlossen ; zum anderen haben sich bezeichnenderweise für die "Böhmerwald-Mappe" die exakt identischen Federzeichnungen im Oberösterreichen Landesmuseum Linz erhalten » (Annegret Hoberg, « Editorische Notiz », dans Alfred Kubin. Das lithographische Werk, Op. cit., p. 18).
[42] S. Samson-Le Men, « Quant au livre illustré… », Revue de l’art, n°44, 1979, p. 94.
[43] Sur ce point en particulier, nous nous permettons de renvoyer à notre article : H. Martinelli, « L’image avant/pendant la lettre. Pour une étude comparatiste de l’auto-illustration : Josef Váchal et Alfred Kubin », dans Comparatisme et intermédialité/Comparatism and Intermediality. Réflexions sur la relativité culturelle de la pratique intermédial/ Reflections on the cultural relativity of intermedial practice, sous la direction de C. Paul et E. Werth, Würzburg, Königshausen & Neumann, 2015, pp. 215-228.
[44] A. Geyer, Träumer auf Lebenszeit : Alfred Kubin als Literat, Op. cit., p. 215.
[45] R. Jakobson, « Aspects linguistiques de la traduction », Essais de linguistique générale, traduit par Nicolas Ruwet, Paris, Minuit, 1963, p. 79.