Vienne-Odessa aller/retour.
Le montage de L’Homme à la caméra de
Dziga Vertov (1929) comme discours « autre »

Benjamin Lesson
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      Mieux, les différents rapports que l’opérateur entretient avec sa caméra deviennent une représentation du contexte de la séquence et montrent en sibyllin la manière dont les personnes filmées agissent dans ce contexte. Lorsque nous sommes confrontés à l’animation de la rue nous retrouvons à cette occasion l’opérateur déambulant avec sa caméra, et lorsque Vertov nous montre les loisirs de bord de mer, nous retrouvons également l’opérateur, barbotant dans l’eau à côté de sa caméra. A elles seules, ces images condensent le discours.
      Au cinéma, le discours ne s’établit pas seulement sur une image fixe. La constellation d’images apparaît également dans la durée : c’est aussi dans le temps que le montage peut « faire image ». Et le film de Vertov rend compte, par la durée, de choses très abstraites. C’est précisément ce que l’on a pu pressentir à la lueur de la séquence de course-poursuite.
      Nous commençons à saisir la manière dont nous pouvons « enquêter ». La compréhension d’une séquence consiste à repérer son unité disséminée dans le flux d’images. Certaines images – comme le ciné-œil –fixent l’attention et semblent concentrer, à elles seules, l’ensemble de la signification. Mais la métonymie cinématographique n’est compréhensible que lorsqu’on en voit les développements. Cela implique un va-et-vient de signification entre l’ensemble des images qui composent la séquence et l’image condensée, un va-et-vient entre la recherche d’unité et sa manifestation parcellaire. Sur le plan du montage, comme sur le plan onirique, il ne peut y avoir condensation que si, dans le même mouvement, il y a déplacement.
      En psychanalyse, le déplacement se caractérise par le

 

fait que l’accent, l’intérêt, l’intensité d’une représentation est susceptible de se détacher d’elle pour passer à d’autres représentations originellement peu intenses, reliées à la première par une chaîne associative [11].

 

Autour d’une représentation carrefour gravitent d’autres représentations vers lesquelles sont déplacés, par chaînes associatives, des significations, des investissements psychiques.
      Le mécanisme inconscient opère par libres associations, par libres déplacements et élabore donc des atomes d’investissement psychique, des atomes de significations. Si certaines représentations peuvent, a priori, avoir peu d’intensités, c’est que le rêve travaille des matériaux épars, notamment les restes diurnes qui, per se, n’ont pas beaucoup d’intérêt. C’est bien l’association, par le résultat d’un déplacement, en gravitant autour d’un point nodal, que ces matériaux acquièrent une valeur nouvelle.

 

Une pensée autre à l’œuvre : élaboration secondaire et tramage d’images

 

      Nous sommes aux portes de l’intelligibilité du film.
      Attentifs aux liens entre les images, nous pouvons enfin commencer à chercher « ce qui se trame » (entre elles). L’établissement d’atomes de signification, de représentations-carrefour, n’est qu’une partie du travail du rêve (et du film). Ces matériaux sont disposés, remaniés, « montés » de telle sorte qu’apparaisse « un scénario relativement cohérent et compréhensible ». C’est le propre de l’élaboration secondaire que d’établir un tel scénario.
      Ce « montage » satisfait une prise en considération de l’intelligibilité et il n’est pas étonnant qu’elle soit surtout à l’œuvre quand le sujet se rapproche de l’état de veille et a fortiori lorsqu’il fait le récit de son rêve. C’est par le travail de remaniement, d’adjonction des représentations, par leurs mises en relation (plus ou moins narrées) que l’ensemble peut être considéré comme intelligible et comme manifestation d’une « pensée » (bien qu’elle soit tacite). Cette base sert de terrain d’investigation à l’analyse, permettant de puiser les nœuds comme autant « d’indices ». (C’est dire si le travail du rêve aussi bien que l’effet de signification cinématographique appelle, malgré tout, une mise en parole, d’être inscrits dans l’ordre symbolique du langage pour devenir pleinement signifiants) [12].
      Quelle serait l’élaboration secondaire de ce film ? Que nous présente-t-il à travers des images de passants, de rues, d’ouvriers au travail... ? La première bobine s’ouvre sur un travelling avant : nous passons chez quelqu’un à travers une fenêtre ouverte. Cette personne dort. La ville est composée de milliers de personnes endormies, de mannequins inanimés dans les vitrines qui attendent le regard des passants, les bus attendent leurs chauffeurs dans le garage... Elle montre une ville qui va s’éveiller. La dernière bobine est, au contraire, un feu d’artifice visuel, où l’on retrouve toutes les actions du film, comme le chat du cygne avant son sommeil ; le soir arrive. L’ensemble est une journée dans le monde soviétique. Avec ses ouvriers, mais aussi ses exclus ; le travail qui s’y fait chaque jour. Autant d’éléments qui, usuellement, ne profitent pas de notre attention. En nous adaptant au processus de montage et à un nouveau regard, ce film nous offre un contenu qui manifeste une journée soviétique.
      En reliant des actions ordinaires, la « trame » du film rend compte d’une journée. Il y a intelligibilité. Faisons-en une intelligence ; cherchons la pensée à l’œuvre dans ce « montage ». Dans « ce qui se trame », essayons de « lire entre les lignes ».
      C’est le travail de transformation, et non pas le contenu latent, qui constitue l’essence du rêve. L’essence du rêve est un processus ; c’est un montage, où la combinaison d’éléments épars produit une signification implicite. De notre côté, nous ne sommes plus simplement des individus assis dans une salle obscure. Nous sommes des regards vifs et c’est alors que le monde observé est transformé, transfiguré, sublimé. C’est cette transformation qui fait sens.
      « Lire entre les lignes » c’est considérer que l’aventure du regard cinématographique ne se limite pas à l’enregistrement des objets du réel ; il est aussi projections. Projection que fait le montage (à partir de sortes de restes diurnes), projection du film dans la salle et projections du spectateur. Il faut repérer le discours latent du film, discours qui se « réalise » par sa rencontre avec notre regard ; il faut se mouvoir entre nos pensées et les images. Or, Freud nous rappelle à l’ordre : l’on peut projeter plus de choses que ce que contient le rêve et l’on ne peut pas prétendre avoir une interprétation définitive.

 

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[11] J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Dictionnaire de psychanalyse, Op. cit., p. 117.
[12] La pensée, prenant en considération sa dimension inconsciente, se trouve dans l’ordre même de la parole. Le lapsus n’apparaît comme rien d’autre que l’émergence, dans la parole, d’un sens autre, le discours serait précisément l’émergence de ce sens autre. Faire émerger ce discours, le reconnaître et l’inscrire dans le plan de la conscience est l’œuvre même de la psychanalyse.
Au niveau de l’esthétique cinématographique, Stanley Cavell insiste sur l’importance de l’inscription de l’expérience cinématographique dans l’ordre du langage (par un effort de description, d’analyse, de répétition de répliques…). Cet effort d’inscription de l’expérience dans notre conscience n’est pas seulement une considération de l’expérience, c’est aussi un moyen de s’en servir pour notre expérience (diurne) de l’ordinaire. S. Cavell, La Projection du Monde [1972], Paris, Belin, 1999. Voir B. Lesson, « L’ex-spectation. L’écriture comme (une) pratique cinéphilique chez Stanley Cavell », Revue Textimage, Varia n°4.