Vienne-Odessa aller/retour.
Le montage de L’Homme à la caméra de
Dziga Vertov (1929) comme discours « autre »

Benjamin Lesson
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Fig. 3. D. Vertov, L’Homme à la caméra, 1929

      La tâche du spectateur est alors ardue : il doit « faire avec »faire avec des images, avec son regard, avec son vécu. Ce rapport au film est similaire au rapport aux rêves. Psychanalyse et cinéma ont ceci de commun : le principe de partage. Ce sont deux cadres de communication assez singuliers, où le corps du sujet est mis en situation afin de mobiliser son attention sur une production de signification. L’analysé est allongé sur un divan, se met dans une situation de transfert avec l’analyste, pour lui parler de ses projections, de ses pensées, qu’il s’agit d’interpréter. Le spectateur est assis dans une salle obscure, avec d’autres spectateurs, pour voir des projections d’images, des films, dans lesquels il peut se « projeter ».
      Dans les deux cas, il ne s’agit pas d’exercer un jugement. Il faut, au contraire, enquêter et partir à la recherche de la pensée qui s’exprime à travers ces « montages ».
      Pour L’Homme à la caméra, l’existence du projet ne se justifie pas par le prétexte d’une histoire et le cinéaste refuse tout rapport de subordination à la parole. Le cinéma n’est pas que la mise en image d’un récit ; il induit aussi une forme très spécifique de narration, dont Vertov cherche les caractéristiques. De même, selon Freud, le rêve n’est pas une fuite ni une fantaisie. C’est une interprétation de la réalité. Il y a un « travail » du rêve ; mieux, il y a même des « pensées » du rêve. Le rêve ne fait que transformer des matériaux. Le travail du rêve, est

 

l’ensemble des opérations qui transforment les matériaux du rêve (stimuli corporels, restes diurnes, pensées du rêve) en un produit : le rêve manifeste. La déformation est l’effet de ce travail [2].

 

Il faut prendre les éléments qui nous sont offerts comme des « indices » d’un processus de production. C’est en saisissant le modus operandi du montage et de la présence de ces images que nous trouverons à la fois l’alibi, la cause et la justification de l’œuvre « produite ». C’est en comprenant la logique de la manifestation que nous serons sensibles à la pensée qui s’y exprime.
      Le résultat du processus est le contenu manifeste ; le discours qui sous-tend cette transformation est qualifié de latent. Si nous sommes perplexes face à une « manifestation » dont les déformations nous donnent une impression floue, il s’agira d’apprendre à la lire entre les lignes. Prenons donc, comme terrain d’investigation, le « contenu manifeste » du film. En psychanalyse, le contenu manifeste est le

 

rêve tel qu’il apparaît au rêveur qui en fait le récit » ou, par extension, de « toute production verbalisée – du fantasme à l’œuvre littéraire – qu’on se propose d’interpréter selon la méthode analytique [3].

 

      Autrement dit, le contenu manifeste est le récit que le sujet fait de son rêve, à un moment où il n’a pas à sa disposition toutes les significations que son rêve exprime. « Décrire, c’est comprendre » dit un proverbe indien ; c’est à partir de la mise en récit que l’on fait du rêve (ou du film) que l’on peut en trouver une signification.

 

Une composition avec le sensible

 

      Considérons cette séquence centrale du fil comme point d’entrée et laissons-nous être emportés dans son flux.
Minute 21 : 34
      Le train vient d’arriver. La locomotive souffle à quai. Sous le haut vent rococo de la gare d’Odessa s’empresse la foule chorégraphique des accueillants et des accueillis. Le caméraman et son équipe sont à l’affût. Qui suivre ? Quel équipage choisir ? La grosse limousine du notable à casquette d’amiral ou le fiacre de louage des deux demoiselles ? Le fiacre ! (fig. 3) Juché en équilibre sur la portière le caméraman filme le trajet des demoiselles. Vêtues à la parisienne, les deux coquettes minaudes, mi gênées mi flattées : elles se savent filmées. Le cocher, leurs valises sur les genoux, accélère au galop. Et l’amiral ? Il fonce lui aussi, sa famille entassée dans la limousine, femmes et enfants à l’arrière ; mais eux font mine de rien, ils ont une attitude de mépris; la mère, après un coup d’œil à la caméra, semble même railler. Mais non, ce n’est pas l’amiral, l’amiral il est là, plein gaz, de dos, avec sa casquette et sa marmaille nez au vent. Tourne, tourne ! Il engueule son grand fiston ! Retour au fiacre, les demoiselles, oh ! la malicieuse, d’un petit moulinet de gant blanc, singe le caméraman. Et à propos le caméraman… toujours en pose d’acrobate il s’active sur sa portière, chemise claquant comme une voile au vent de la vitesse. Et la marmaille… plein vent aussi, et la limousine… plein gaz toujours, et le cocher… secoue les rênes, triple galop, et le cheval… le cheval ? le cheval ! Stop. Pose. Arrêt sur image. Image. Image d’un galop figé. Et puis ? Image d’une ombrelle. Et puis ? D’une rue immobile, et puis des deux demoiselles, et puis d’Odessa – la foule d’Odessa, figée aussi. Minute 23 et 45 secondes.
      Que faire de tout cela? Le film est régulièrement catégorisé comme « documentaire », mais de quoi prétend-t-il être document ? On comprend bien qu’il n’y a pas d’histoire fictionnelle, on voit pourtant bien des gens agir, parler et vivre à l’écran. On veut absolument donner du sens à ce que nous voyons. Mais rien n’y fait.
      ... Jusqu’à ce que l’on ne vise plus à interpréter immédiatement ; jusqu’au moment où on s’arrête et qu’on se mette à réfléchir sur ce que l’on est en train de voir. Vertov n’offre pas des documents, il offre des « impressions » – comme on dit qu’une photographie est l’impression de la lumière sur les composantes chimiques de la pellicule. Ce ne sont pas CES femmes qui font sens ; nous ne faisons pas attention à CETTE locomotive, mais à UNE locomotive. Ce qui rend les éléments filmés intéressants est moins leur caractère d’objets appartenant au réel, que leur incidence sur la réalité (vécue, éprouvée). Autrement dit, ce qui est filmé, enregistré par la caméra de Vertov, participe de ce que la psychanalyse appelle les restes diurnes. Il s’agit des

 

éléments de l’état vigile du jour précédent qu’on retrouve dans le récit du rêve et les associations libres du rêveur ; en connexion plus ou moins lointaine avec le désir inconscient qui s’accomplit dans le rêve [4].

 

Ces « restes » sont soit des préoccupations, éprouvées pendant l’état de veille, qui sont restituées de manière symbolique, soit ce ne sont que des éléments que l’inconscient « charge » d’un sens particulier dans le rêve. Ils sont une sorte de « point d’ancrage », « d’accrochages nécessaires pour un transfert » [5]. Ils sont une connexion entre le désir et la réalité : dans le rêve, le désir exprime sa volonté dans la réalité, en manipulant les restes diurnes. La production onirique est ainsi une composition avec le sensible.

 

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[2] J. Laplanche & J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse [1967], Paris, PUF, 2011, p. 505.
[3] Ibid., p. 101.
[4] Ibid., p. 423.
[5] Ibid.