Entre la littérature et la photographie est le réel : le phénomène de la métamorphose dans
A la recherche d’une enfance de Suzanne Lilar

- Nataliya Lenina
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Fig. 3. E. Verbist, Portrait de la petite Suzanne

Fig. 5. E. Verbist, Sur la pelouse du parc

      Quant au portrait de la fillette sur la première de la jaquette (fig. 3), là, le cadre ovale fait penser également aux portraits d’apparat ou bien aux portraits-médaillons qui visent, d’après Danièle Méaux, à montrer et à qualifier « la personne photographiée (…) comme une entité, extraite du devenir » [27]. Eugène Disdéri [28], photographe du XIXe siècle et inventeur du portrait au format « carte-de-visite » (1854), écrit ainsi (dans L’Art de la photographie) à propos de l’art du portrait :

 

Faire un portrait, c’est (…) représenter un individu et non pas une action, et pour représenter de manière complète un individu, il faut le voir dans son attitude habituelle générale. (…) Ce qu’il faut trouver, c’est la pause caractéristique, celle qui exprime non pas tel ou tel moment, mais tous les moments, l’individu tout entier [29].

 

Il paraît possible d’appliquer cette esthétique du célèbre photographe-portraitiste au portrait inaugural de la petite Suzanne qui, surgissant sur le blanc de la couverture, résume en quelque sorte sa personnalité tout entière. Ce « portrait-médaillon » semble être voilé d’une étoffe transparente et c’est grâce à ce flou, que notre attention se porte immédiatement sur la valeur symbolique du portrait et non pas sur sa valeur dite historique.

 

Lecture de la photo « Sur la pelouse du parc » ou « L’embarras de l’Être »

 

Contenu « évocatif » de l’image. Un effet affectif ou ce que le lecteur-spectateur acquiert d’emblée

 

      La photo présente sur la page 57 d’A la recherche d’une enfance (« Sur la pelouse du parc » ou « L’embarras de l’Être », fig. 5) montre, par une belle journée d’un automne doré, une toute petite fille fragile, jambes un peu écartées (afin, semble-t-il, de rester debout dans ce monde vacillant) ; elle se trouve au milieu d’une grande pelouse d’un parc couverte de feuilles mortes. Il y a quelque chose d’incertain dans la position de cette enfant perdue. A l’arrière-plan se dressent un grand arbre et quelques arbustes. Une fillette de trois ans en laquelle nous retrouvons Lilar nous regarde. Désarroi, incertitude, peur, tristesse ? Du moins, pas de sourire. La finesse de la composition, l’harmonie du paysage, le coloris atténué, ajoutent un charme supplémentaire : comme si le mystère du passé se cachait derrière les brumes de couleurs.
      Est-ce le passage brusque d’un paysage estival au paysage d’automne – un changement évident, mais encore inexplicable pour la petite fille – qui la déroute tant ? Au fond de l’expérience se trouve le phénomène de la métamorphose, notion clef dans l’œuvre de Lilar, qu’elle qualifie comme « le passage de la matière au signe » (Journal, p. 110) : le même, mais cependant un autre. Cette notion est cruciale aussi pour l’auteur dans le processus de l’appréhension du réel. Elle le note ainsi dans ses Cahiers intimes :

 

La Réalité absolue (…) doit être perçue par celui qui la regarde comme une chose vivante, comme une transformation en train de s’accomplir (…). Le Réel ne se délivre d’une façon vivante qu’à travers une opération de métamorphose […] [30] (notre transcription).

 

La pelouse « natale » non reconnue sous sa forme transformée assombrit le « paysage » mental de la fillette. L’incapacité de reconnaître ce qui a été déjà connu autrefois l’angoisse et déséquilibre son Être. Il en résulte une incapacité de se repérer dans cet espace instable, et avec elle surgit l’inquiétude de devoir réfuter l’authenticité de l’expérience précédemment vécue.
      Dès lors, c’est le sentiment de délaissement ou de « déréliction », comme le précise le texte, une émotion métaphysique donc qui enveloppe l’enfant en la plongeant dans le gouffre de non-connaissance. Aussi est-il probable que c’est exactement ce genre d’angoisse qui amène Lilar un peu plus tard aux interrogations philosophiques – où la notion de « métamorphose » demeure toujours centrale – et auxquelles Suzanne enfant, Suzanne adolescente, Suzanne écrivain tâche de répondre par observation, raisonnement et écriture.

Lecture de l’image « au cœur de la pratique du texte » [31]

      « [D]ans le registre de l’image toutes les polysémies sont ouvertes » [32]. Néanmoins, la littérature impose ses lois et ses restrictions. Lorsqu’il s’agit d’un iconotexte, le champ d’action de la polysémie de l’image est circonscrit en grande mesure par le textuel : afin de capter l’essence de l’image et de trouver des traces événementielles, nous sommes obligée d’interroger le texte [33].
      Certes, l’objectif de l’appareil photographique fixe la posture formelle de cette fille de trois ans. Mais son « ici » et son « maintenant » commencent à bouger dans le cadre de l’iconotexte. La photo insérée dans le texte littéraire s’avère « disséminée en une série de signifiants épars dans le texte » [34] que le lecteur doit découvrir et reconstruire. C’est grâce à la « narrativisation » de la photographie que l’image se présente à la fois en tant que déclencheur des souvenirs d’enfance et en tant qu’image-dé-monstration. Il ne s’agit donc plus d’une image figée, car elle ne se borne pas à « montrer », mais elle révèle, dévoile l’invisible, remplissant ainsi, une « fonction heuristique par laquelle [l’image] contribue directement à la constitution du savoir » [35]. Au bout du compte, le projet iconotextuel de Lilar ne tente-t-il pas – à travers l’écriture et l’exposition des images – de saisir le réel et le vécu pour se connaître, pour se créer ?

 

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[27] D. Méaux, La Photographie et le Temps, Aix-en-Provence, 1997, Publications de l’Université de Provence, p. 204.
[28] Voir à ce sujet J. Sagne, « All kinds of portraits : the photographer’s studio », dans Michel Frizot (dir.) A New History of Photography, traduit du français par Susan Benneti, Liz Clegg, John Crook, Caroline Higgitt (Paris, Bordas, 1994, pour l’édition française ; Köln, Könemann, 1998, pour l’édition anglaise), pp. 102-129.
[29] Ce passage de L’Art de la photographie de Disdéri est cité d’après Danièle Méaux, La Photographie et le Temps, Op. cit., p. 204.
[30] S. Lilar, Cahiers, Notes sur les arts plastiques, manuscrit conservé aux Archives et Musée de la littérature dans la Bibliothèque royale de Bruxelles ; cote ML 08493/0095. Notre transcription.
[31] J.-P. Leduc-Adine, « Roman et illustration », dans Mimesis. Sémiosis. Littérature et représentation, sous la direction de Philippe Hamon et Jean-Pierre Leduc-Adine, Paris, Nathan, 1992, p. 410.
[32] P. Denis, « Anomiques images », dans L’Image récalcitrante, sous la direction de Mirielle Gagnebin et Christine Savinel, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2001, p. 209.
[33] « Quand l’image (hors texte) est traduite par le texte, elle devient de l’image-en-texte produisant un iconotexte, elle perd son immanence picturale, pour être décomposée/recomposée en une chaîne de langage […] » (L. Louvel, Le Tiers pictural, p. 235).
[34] Ibid., p. 235.
[35] Chr. Godin, « L’image de la simulation à l’imagerie », dans Les Dons de l’image, sous la direction de Alain Cambier, Paris, L’Harmattan, 2003, pp. 129-141, voir p. 130.