Entre la littérature et la photographie est le réel : le phénomène de la métamorphose dans
A la recherche d’une enfance de Suzanne Lilar

- Nataliya Lenina
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      En effet, lorsque nous ouvrons A la recherche d’une enfance, ce sont les images qui attirent le regard et se lisent d’abord, alors que le verbal, dont la lecture prend plus de temps, se découvre plus tard :

 

L’image avec son mode de lecture qui lui est propre, mode d’un parcours zigzaguant et rapide de l’œil sur une surface plane [ce qui implique la prédominance de la spatialité sur la temporalité], lance un défi au texte littéraire voué au mode linéaire et lent de la lecture [ici, c’est la temporalité qui se trouve privilégiée ; les modes de signification opérés par les mots sont avant tout temporels] [9].

 

      Les images peuvent être perçues ici en tant qu’éthos [10iconique dont le fonctionnement est semblable à celui de l’éthos prédiscursif qui, selon la terminologie de Ruth Amossy, est « l’image préexistante du locuteur [de l’écrivain] » [11]. En l’occurrence, l’iconique se situe effectivement entre le prédiscursif et le discursif aidant le lecteur à tracer un portrait préalable de l’auteur. L’éthos iconique prévaut sur l’éthos discursif, surtout au moment où l’on entame la lecture, car ce sont premièrement les images qui « façonnent » et orientent le regard du lecteur-spectateur.
      Néanmoins, les photographies perdent la liberté qu’elles avaient possédée auparavant, étant exposées seulement au cercle intime des initiés. Leur mariage avec le textuel impose des contraintes et des règles du jeu propres à tout iconotexte. Entre l’image et la réalité s’impose le récit qui, lui aussi, représente cette réalité. Les images photographiques ne sont plus autonomes et ne fonctionnent que dans un contexte établi par le texte littéraire.
      Au demeurant, l’aspect esthétique et expressif du « spectacle » initial que donnent les images, la fonction esthétisante des photographies, bien que considérée mineure dans le cadre de pareils ouvrages, n’est pas non plus négligeable. Ces vieilles photos couleur sépia – qui ont en commun avec des portraits peints une expressivité intense – font acquérir au topos de l’enfance un regain de vitalité, accentuant à la fois la dimension visuelle de l’écriture imagée et la dimension picturale du livre en général. A la recherche d’une enfance se présente comme un tableau animé où les images – dont le flou renforce la poétique visuelle – passent sans s’arrêter…


La photographie comme la « trace d’un réel » [12]

 

      Comme le remarque Jean Tordeur dans sa préface d’A la recherche d’une enfance, Suzanne Lilar donne le « droit de parole visuel » (p. 8) à ce père qui l’a tellement marquée, et, d’ailleurs, non pas seulement à lui. D’autres personnages de son cercle intime surgissent des images et prennent, eux aussi, en un sens, la parole : riants ou tristes, l’air sévère ou indifférent, ils revendiquent leur propre place sur la scène du théâtre familial. Chez Lilar, à l’inverse de ce qui se passe dans le roman de Rodenbach, « l’acte photographique » [13] recèle une dimension affective. Prises avec amour pour sa fille où celle-ci joue un rôle de vedette, colorées par un bonheur familial et par l’admiration pour sa propre enfant, les photos d’Eugène Verbist (père de Lilar) reflètent la transformation joyeuse de la toute petite enfant en jeune fille gracieuse, belle et pensive, et expriment une véritable joie de vivre. La valeur affective est engagée également dans la décision de celle qui a réuni, par des liens secrets, des images photographiques avec les souvenirs d’enfance. L’acte même d’écriture est marqué par les états affectifs de l’écrivain et repose sur les voies complémentaires du sentiment et de la raison où la mémoire s’appuie sur la photo. Sans doute la parution de ce livre a-t-elle eu pour corollaire l’émergence d’un nouvel espace d’échanges sémantiques et d’une nouvelle rencontre entre ses personnages, l’auteur et enfin le lecteur. Comme le précise Tordeur :

 

Ouvrant pour nous ce trésor d’intimité qu’est un album photographique, [Lilar] ajoute aux vertus de son écriture la signature d’un regard qui n’est pas le sien. Le geste anodin accompli hier par son père pour fixer l’éphémère se mue (…) en témoignage palpable, en preuve objective du réel qu’elle nous a transmiset c’est avec raison que [l’auteur] pourrait nous dire : « Vous voyez bien que c’était vrai ! » (Préface, A la recherche, p. 7, nous soulignons).

 

Pour le lecteur, la photographie devient en effet une preuve matérielle, « palpable » (objective, donc) du vécu, du réel, de l’histoire [14].
      On rencontre donc dans la photographie cette servante de l’Histoire en tant qu’historiographe, car le « ça a été » de ce qui figure sur la photo ne peut être remis fondamentalement en cause. Comme le souligne Benjamin en parlant d’un portrait photographique, il reste toujours quelque chose d’immuable « qui réclame impérieusement le nom de celle [/ de celui] qui a vécu là, qui est encore réelle [/ réel] sur ce cliché et ne passera jamais entièrement dans l’"art" » [15]. En outre, rendues publiques, les photographies se présentent bien comme l’œuvre historique renseignant non seulement sur l’auteur et sa famille, mais aussi sur la « petite » société gantoise de l’époque, sur son « espace » natal (considéré à la fois dans le sens du lieu et du milieu). Et d’autre part, l’image photographique devient bien plus qu’une trace du réel : la photographie invente l’Histoire, car elle la représente, la montre, et la manière dont elle la représente est précisément la manière dont elle l’invente.

 

Un album familial ?

 

       Sur le plan textuel, A la recherche d’une enfance offre le bel incipit (non tronqué) d’Une Enfance gantoise, introduisant d’emblée les trois personnages principaux de l’enfance de Lilar : Maman (toujours avec un « M » majuscule), son père et la ville de Gand. Des extraits de l’autobiographie trouvent leur place dans le livre illustré sans être remaniés ni restructurés, mais grandement tronqués. Ces fragments dont la thématique se focalise sur l’aspect familial proprement dit. Par conséquent, la thématique même et, surtout, l’insertion d’illustrations photographiques, confèrent à ce projet un caractère beaucoup plus intimiste en le rapprochant d’un album de photos d’une famille exemplaire.

 

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[9] Ph. Hamon, Imageries : littérature et image au XIXe siècle, Paris, José Corti, « Essais », 2001, p. 36.
[10] « En rhétorique, le terme d’éthos désigne la composante de l’argumentation qui se rapporte à la personne de l’orateur. Pour agir sur l’auditoire, celui-ci ne doit pas seulement user d’arguments valides (logos) et toucher les cœurs (pathos) : il lui faut aussi affirmer son autorité et projeter une image de soi susceptible d’inspirer confiance. Dans un sens différent et plus général, l’éthos désigne un ensemble de principes et de valeurs qui modèlent des comportements. L’éthos est alors l’ensemble des manières d’être et de faire, des dispositions à dimension éthique » (voir « Ethos », dans Le Dictionnaire du littéraire, sous la direction de Paul Aron, Denis Saint-Jacques et Alain Viala, Paris, Quadrige/PUF, 2010, p. 258. Nous soulignons).
[11] G. Haddad, « Ethos préalable et ethos discursif : l’exemple de Romain Rolland », dans Image de soi dans le discours : la construction de l’ethos, sous la direction de R. Amossy,Lausanne, éditions Delachaux et Niestlé, «  Sciences des discours », 1999, p. 155.
[12] Ph. Dubois, L’Acte photographique et autres essais, Bruxelles, Editions Labor, « Média », 1990, p. 40.
[13] L’expression est de Philippe Dubois.
[14] Dans Critique de la raison photographique, Jérôme Thélot souligne, après Walter Benjamin, les liens étroits qu’entretient l’Histoire avec la photographie : « Inventer l’Histoire, c’est d’abord en effet promouvoir la représentation comme telle, et en l’occurrence la représentation du fait accompli, du passé constatable, c’est ériger en valeurs le témoignage, le document et l’archive aisément disponibles. Or la photographie n’est d’abord rien d’autre que ce projet comme tel de la représentation, de ses prestations et de ses réalisations itératives. Elle expose inlassablement ses images mimétiques dont la figuration des détails est inégalable ; elle dépose sur la surface photosensible l’extériorité du monde, et montre donc ce que Barthes appelait le ça a été de la passéité (…). Histoire et photographie arrivent ensemble parce qu’elles s’entretiennent mutuellement, chacune nourrie de la volonté de l’autre. L’Histoire prend les photos comme ses preuves ; les photos prennent l’Histoire comme leur occasion. L’Histoire (entendue à la fois comme devenir et comme historiographie, comme factualité et comme représentation) trouve dans la photographie non seulement sa servante infatigable qui lui fournit les certitudes dont elle a besoin, les documents et les duplicates qu’il lui faut, mais l’effectuation comme telle de son essence » (dans Critique de la raison photographique, Paris, Les Belles Lettres, « Encre marine », 2009, pp. 19-20.
[15] Walter Benjamin parle ici d’une photo de David Octavius Hill, portraitiste anglais qui travaillait souvent à partir du cliché (« Petite histoire de la photographie », dans Œuvres II, Paris, Gallimard, « Folio essais », 2000, p. 311).