La tache de la peinture
(un détail d’une peinture de Fouquet)

- Guillaume Cassegrain
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Fig. 3. J. Fouquet, Etienne Chevalier
présenté par saint Etienne
(détail),
v. 1452-1455

Fig. 4. J. Fouquet, Etienne Chevalier
présenté par saint Etienne
(détail),
v. 1452-1455

      La dépense ornementale que Fouquet met en œuvre dans ce dialogue entre fond et surface, entre décor et figures est poussée à l’excès dans l’écoulement du sang d’Etienne (figs. 3 et 4). Ce détail de peinture recèle, presque à lui seul, bien que de manière discrète, la pensée théorique de Fouquet sur son art de peintre. Dans la scène similaire destinée aux Heures d’Etienne Chevalier, Fouquet n’a pas repris l’écoulement alors que les attributs eux demeurent comme la pierre du martyr. Cette coulure de sang est travaillée par le peintre comme un véritable « supplément », symptomatique de la dépense de la peinture. Elle n’a pas de fonction signifiante particulière ni même d’utilité iconographique puisque les attributs fournis par ailleurs suffisent à une lecture conforme des figures. Si le sang n’avait pas été peint, le spectateur n’aurait pas eu de difficulté, notamment grâce à la pierre, à reconnaître Etienne. La gratuité de ce geste, toute libérale, a pour charge, même dans sa semi-invisibilité, de livrer, visuellement et phénoménologiquement, la part emblématique de l’art de la peinture. Un art qui se pratique par le biais d’un médium liquide qui ne cesse de s’épandre, de se répandre et qui ne peut être contenu, restreint à une « fonction ». Michel-Ange en a fait, quelques années plus tard, lors de la réalisation de la voûte de la Sixtine, l’expérience, expérience qu’il a décrite dans un de ses célèbres sonnets :

J’ai gagné un goitre dans cette épreuve, comme fait l’eau aux chats de Lombardie, ou bien s’agit-il d’un autre pays, car à force le ventre s’est accroché au menton. La barbe au ciel, et la mémoire je la situe sur mon dos, et le torse est celui d’une harpie, et le pinceau toujours devant les yeux, gouttant, fait de moi un riche pavement [E’l pennel sopra’l viso tuttavia mel fa, gocciando, un ricco pavimento]. Les reins me sont rentrés dans la panse, et le cul par contrepoids s’est fait croupe, et les pieds sans les yeux avancent en vain. Devant moi s’allonge l’écorce, et par-derrière elle se plisse et s’agglutine, et me tend comme un arc de Syrie. Malheureusement, fallacieux et étrange surgit le jugement que l’esprit contient, on tire mal avec une sarbacane tordue. Ma morte peinture, défends-la donc, Giovanni, et mon honneur aussi, je ne suis pas en bonne posture, et je ne suis pas peintre.

      Fouquet, d’une manière singulière, donne corps à ce dialogue entre ornement et figure en imposant à la coulure du saint un étrange cheminement. Le filet de sang provenant de la blessure à la tête s’écoule en flots réguliers sur le crâne d’Etienne pour venir se déverser dans son cou. Ce cheminement plastique a certainement une valeur symbolique et sert à intensifier, dans un cadre dévotionnel, la souffrance physique du martyr. Le filet de sang peint là par Fouquet propose, à partir de ce détail en apparence « ornemental » et secondaire, un discours d’affect qui peut aider le dévot dans son travail spirituel. L’écoulement, aussi surprenant soit-il, notamment par la fraîcheur d’une blessure qui jure avec la propreté générale du lieu, actualise la souffrance passée du saint en la montrant encore « vive » au moment du regard porté sur l’image.
      Mais le cours de l’écoulement de ce sang si fascinant épouse aussi, comme par chance, les motifs décoratifs qui ornent les pilastres à l’arrière-plan. Au niveau du col blanc du saint, le sang se dissocie en deux coulures distinctes comme le font les éléments végétaux du motif décoratif de l’architecture. Fouquet donne ainsi à voir non seulement un « signe », renvoyant à un contexte dramatique que la source légendaire nous raconte (le martyr de ce saint), mais aussi ce que Benjamin nomme une « tache absolue » [3]. La tache (Mal en allemand) s’oppose au signe (Zeichen) en tant qu’elle est intimement liée à la peinture (Malerei), à sa nature et sa force expressive, « force divine » capable de créer des signes avec des taches. Ces taches que nous pourrions facilement délaisser comme étant de simples « ornements » insignifiants, des éléments décoratifs, venant ajouter un simple supplément esthétique à l’iconographie, viennent au contraire dire la capacité d’information dont est capable la peinture. Une information que l’on doit comprendre sous un angle matériel : un travail de la matière (pigment, liant…) où signe et tache, figure et décor, fond et surface sont indissociables.
      Ce détail du sang de Fouquet « fait tache » en annulant l’effet de profondeur que le peintre a pourtant savamment créée par la perspective mathématique et le décor architectural. Le sang déversé par le pinceau de Fouquet vient « tacher » la surface du col d’Etienne comme la surface de l’image elle-même. Giovanni Bellini, dans la Pietà de Brera, opère ce même type de déplacement. Au plus près de la main du Christ, apposée sur le rebord de l’image et donc au plus près du regard du spectateur, Bellini a placé un cartellino sur lequel il a peint une élégie de Properce. L’élégie, légèrement adaptée, déclare que l’image pourrait se mettre à pleurer : « A peine ces yeux gonflés de larmes pousseraient-ils des gémissements, l’œuvre de Giovanni Bellini pourrait pleurer » [4] (HAEC QUUM GEMITUS TURGENTIA LUMINA PROMANT/BELLINI POTERAT FLERE IONNAIS OPUS). La peinture de Bellini, sous l’effet provoqué par la douleur de la Passion, telle que le pinceau de l’artiste est parvenu à la transmettre, « pleure » par le moyen de ses propres qualités. Le miracle créatif mis en scène par Bellini suppose que la matière avec laquelle il a travaillé son image (ses pigments, son huile et jusqu’à la façon dont il a sans doute posé, frotté, touché avec son pinceau la toile) réagit à ce qu’elle est censée imiter. Selon une transsubstantiation picturale, le rouge devient sang et, suivant le mouvement de la substance corporel, s’écoule à la surface de l’image. La couleur « exprimée » par la pression du pinceau sur la surface à peindre est pensée comme un œil versant ses larmes devant le spectacle (l’image) offerte à son attention. La tache discrète de sang sur le prénom du peintre est la marque (la « tache ») de ce double fonctionnement de la matière et des signes. La tache de peinture que Fouquet a déposée avec patience et rigueur, épousant les contours des ornements des pilastres tout en se répandant sans raison et sans but, remplit une fonction mimétique (le sang du martyr) mais donne aussi « à voir ». Un « voir » où l’attention peut se recueillir tout entière, exposée à la perplexité et la mobilité incessante de ces formes sans forme dans lesquelles la peinture devient en elle-même, par elle-même, l’ornement de nos propres regards.

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[3] W. Benjamin, « Sur la peinture ou le signe et la tache », Fragments, Paris, PUF, 2001, p. 140.
[4] Voir D. Arasse, Le Détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Flammarion, 1992, p. 71.