La tache de la peinture
(un détail d’une peinture de Fouquet)

- Guillaume Cassegrain
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Fig. 1. J. Fouquet, diptyque de Melun, v. 1452-1455

Fig. 2. J. Fouquet, Etienne Chevalier
présenté par saint Etienne
, v. 1452-1455

      On dit que dans l’Antiquité les plus beaux ouvrages tissés, les tapis, les tentures, les décors ornementaux les plus travaillés étaient scrutés avec patience et minutie afin d’admirer la maîtrise de l’artisan, les détails savamment agencés, la sûreté avec laquelle ils avaient été conduits mais aussi pour y découvrir la présence régulière d’un accident, d’une imperfection volontairement cachée au milieu du bel ordonnancement général [1]. Ce « signe secret » des œuvres provoque une force d’attraction égale, si ce n’est supérieure, à celle provenant d’une expression parfaite de l’imitation ou d’une organisation géométrique rigoureuse. L’accident recherché dans la trame finale de l’image garantit au regard de l’amateur la sincérité de l’ouvrage et son unicité. La marque de l’erreur n’est pas perçue comme une catastrophe qui ternie l’aura de l’œuvre mais, au contraire, comme l’assurance de sa valeur singulière. Aux images réalisées à partir d’un patron répétitif permettant de produire à la chaîne des œuvres indifférentes, le « signe secret » oppose, à celui qui est capable de le discerner, l’authenticité d’une facture, la signature d’une main particulière et inimitable. Walter Benjamin, qui rapporte cette histoire dans une de ses « brèves ombres », y voit plus qu’une fable. La trace accidentelle visible dans certaines de ces productions anciennes est une image de notre propre rapport au savoir. Au lieu de nous laisser guider par le fil continu de l’histoire et de ses successives progressions techniques, de la maîtrise toujours plus grande des connaissances, il faudrait s’attarder plus longuement aux « sauts » qui apparaissent subrepticement à l’intérieur de ce savoir. Le plaisir que l’on prend ainsi aux images ne peut se réduire aux connaissances (intellectuelles, pratiques, spirituelles) qu’elles véhiculent, qu’elles incarnent tels des signes impersonnels et surtout ne peut se constituer sur l’aveuglement de sa matérialité constitutive. La fascination, toujours reconduite (et cela même pour des œuvres que l’on croit connaître, dont on saisit sans grande difficulté l’iconographie, la fonction historique), vient de ces écarts, de ces soubresauts à l’intérieur même de l’image qui, en grippant la machinerie mimétique, l’illusion référentielle, opposent « un sombre défi lancé au savoir ». Le diptyque dit de Melun que Jean Fouquet peint vers 1452-1455 (fig. 1) contient un de ces « signes secrets » qui, en perturbant certaines règles académiques, n’en révèle pas moins ce qui fait, et de manière encore plus accrue au début du Quattrocento, la valeur singulière et unique de l’art de peindre.
      Si la peinture est unique, cela tient, comme l’explique Alberti dans son De Pictura, publié quelques années avant la réalisation du diptyque de Fouquet, à la part divine qu’elle recèle. La divinité de la peinture, par sa capacité à rendre présents les absents et vivants les morts, Fouquet en rend compte par le sujet lui-même. Le tableau est une œuvre de dévotion destinée à orner la sépulture d’Etienne Chevalier dans la collégiale Notre Dame de Melun et à perpétuer ainsi, par le biais d’une sacra conversazione, une commune présence du fidèle et de la divinité protectrice. Fouquet exploite, pour son diptyque, un genre très courant au début du Quattrocento où l’effigie du dévot, représenté en prière, contemple, par les yeux de l’esprit, une apparition céleste. La distinction entre le monde humain et le lieu divin que les deux panneaux accentuent est également marquée par une différence stylistique que le peintre n’hésite pas à rendre presque gênante. Les spécialistes de Fouquet ont tous insisté sur l’étrange hétérogénéité des deux panneaux avec des traitements et des orientations opposés. Le panneau de gauche affiche clairement ses influences italiennes alors que l’autre volet s’inscrit dans une tradition « nationale » où l’héritage gothique se fait encore sentir. Pourtant, en ayant recours à un style volontairement archaïsant afin de rendre la Vierge révélée, Fouquet suit encore la leçon italienne qu’il avait pu apprendre lors d’un séjour en Toscane vers 1440-1445. De très nombreux peintres, Giotto en tête, avait fait de cette distinction stylistique un moyen rhétorique de révéler la différence de nature entre les hommes et les figures divines. L’apparition miraculeuse était ainsi volontairement traitée par un style archaïsant afin de démontrer que les apparitions divines échappaient à l’entendement humain et qu’elles appartenaient à un monde intemporel, dégagé de toutes évolutions ou « modes » [2]. En utilisant une perspective géométrique pour définir le lieu où se trouvent saint Etienne et le donateur, en faisant du point de fuite un moyen d’unification, au-delà des deux panneaux, du dévot et de sa vision, Fouquet déclare, sans ambiguïté, son adhésion aux préceptes du « nouvel art de peindre » qu’Alberti venait d’appeler de ses vœux. Albertien, Fouquet l’est aussi, et sans doute encore plus profondément, par la conscience théorique du travail pictural qu’il manifeste dans son œuvre. Le sang s’écoulant du crâne de saint Etienne, discret mais peint avec une étonnante méticulosité, semble bien pouvoir être perçu comme un détail chargé d’incarner la dimension libérale de la peinture, sa part gratuite, une dépense dont le but est, au-delà des fonctions symboliques de l’œuvre, de provoquer un plaisir visuel. Fouquet aura pu penser cette nécessité, une fois encore, par la lecture du traité d’Alberti qui accorde une place à la notion de plaisir. Pour Alberti, la storia ne pouvait être entièrement achevée et parfaite que si elle était finalement « ornée ». L’ornement que le peintre ajoutait finalement à son tableau, tout en étant secondaire par rapport aux enjeux principaux de l’histoire représentée, proposait un supplément par lequel le spectateur pourrait trouver plaisir à la contemplation de l’image. Fouquet accorde une place essentielle à l’ornement dans son diptyque qui se présentait, lui-même, comme un objet précieux richement décoré de pierres rares. Pour le volet figurant le donateur et son saint (fig. 2), il reconduit ce goût spectaculaire pour l’ornementation qui vient, par endroits, perturber la lecture de l’iconographie principale. Le fond ornemental (pilastres décorés et plaques de marbres), pourtant au service du creusement illusoire de la scène, produit un effet paradoxal en venant s’interposer sur les figures du premier plan. Fouquet, tout en maîtrisant la science de la perspective, donne à l’ornement une fonction propre qui en fait un « supplément » révélant une certaine autonomie de la peinture. Le manteau du saint, richement orné, prolonge cette confusion entre les plans en faisant revenir, au devant, certains motifs décoratifs du décor architectural. Les ornements végétaux de l’architecture se prolongent ainsi au niveau du vêtement du saint et gagnent une plus grande vivacité en s’incrustant sur un tissu porté par un corps. Ces motifs ornementaux se propagent encore sur le velours rouge d’Etienne Chevalier, perdant leur caractéristique de purs ornements pour « affecter » les plis du tissu. Selon un mouvement de contamination que les conventions mimétiques ne contrôlent plus, Fouquet donne à voir le passage d’un motif ornemental à un mouvement d’affect pris en charge par les plis du tissu.

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[1] Cet article est une reprise et un développement de certains points abordés dans mon livre La Coulure. Histoire(s) de la peinture en mouvement, XIe-XXIe siècles, Paris, Hazan, 2015.
[2] Sur ce point, voir En croire ses yeux. Apparitions et visions miraculeuses dans la peinture vénitienne du Cinquecento, Arles, Actes Sud, 2016.