L’art contraint. L’exemple des images
d’anatomie et d’astronomie aux XVIe
et XVIIe siècles

- Claire Bouyre et Pascal Duris
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      Le Soleil est centré en haut de l’image, baignant toutes les planètes de ses rayons. Le système représenté est bien copernicien. Néanmoins, l’image est moins facile à décrypter, car les traits anthropomorphiques du Soleil et de toutes les planètes sont beaucoup plus manifestes. Alors que dans le frontispice de l’édition anglaise, chaque planète est représentée de façon géométrique sur son orbite, en compagnie du dieu romain correspondant, dans celui de l’édition allemande cette représentation géométrique disparaît totalement. Il n’y a plus d’orbites, plus de sphères, ni même d’étoiles au-delà de Saturne. Les dieux ont rempli tout l’espace. A gauche du Soleil, nous reconnaissons Mercure avec son caducée et son pétase ailé. A droite, il s’agit de Vénus dans sa forme anadiomène, c’est-à-dire sortie des eaux et représentée dans un coquillage géant comme la Vénus de Botticelli. En dessous de Vénus, Mars a revêtu son armure, une épée dans la main droite. Jupiter se tient au premier plan, avec sa couronne et son oiseau royal, et Saturne est à sa gauche, tenant sa faux.
      Quant à la représentation de la Lune et de la Terre, située au premier plan sur la droite, nous supposons qu’il s’agit de Proserpine et de Cérès, ce qui préserverait la symbolique présente dans le frontispice anglais. Les deux femmes sont assez proches, la robe de Cérès touche la Lune et Proserpine retient les habits de sa mère, une main négligemment posée sur la surface de la Lune à la limite entre l’ombre et la lumière. Cérès a les yeux plongés dans ceux de Jupiter, un bras reposant dans sa main. Cette proximité vient appuyer notre hypothèse ; en effet, Jupiter était dans la mythologie grecque le père de Proserpine. Dans le frontispice anglais, Kepler imaginait des ailes pour se rendre sur la Lune. Sur le frontispice allemand, celui-ci n’est plus présent, en revanche nous pouvons interpréter les habits soutenus par Proserpine comme un lien ou un passage entre ces deux astres. Cette grande proximité pourrait souligner l’idée de voyager jusqu’à la Lune imaginée par Kepler et reprise comme hypothèse par Wilkins.
      A l’endroit où se tenaient Galilée et sa lunette astronomique sur le frontispice anglais, c’est maintenant le résultat de ses observations qui est représenté, à savoir la Lune, parfaitement mise en valeur. C’est le seul astre qui soit représenté de manière réaliste sur ce frontispice, c’est-à-dire telle qu’elle est dessinée dans le Sidereus Nuncius (1610) de Galilée. Elle présente des cratères, des vallées, des montagnes. La limite entre sa partie éclairée et sa partie sombre n’est pas régulière. Ces observations, sur lesquelles Wilkins fonde l’essentiel de son argumentation, n’ont pu être faites que par l’intermédiaire d’une lunette. Sans entrer dans les détails, il est probable aussi que les quatre petits personnages placés au-dessus de Jupiter renvoient aux astres médicéens découverts par Galilée en 1610 qui confortent le système héliocentrique. De la même manière, cinq autres personnages se tiennent autour de Saturne. Il pourrait s’agir des satellites de Saturne découverts entre 1655 et 1684. Ces nouvelles données astronomiques, dont Wilkins ne pouvait connaître l’existence en 1640, seraient ainsi ajoutées au frontispice pour soutenir le modèle copernicien. Enfin, le dais sous lequel se déroule toute la scène renvoie probablement aux Entretiens sur la pluralité des mondes de Fontenelle. Les rideaux s’ouvrant sur le monde retenus par Mercure, le messager des dieux, ne peuvent être une représentation anodine. Parus pour la première fois en 1686, les Entretiens de Fontenelle ont déjà fait l’objet d’une dizaine de rééditions et ont été traduits en anglais, en italien et en allemand. Comme il l’écrit lui-même, Fontenelle se « figure toûjours que la Nature est un grand Spectacle qui ressemble à celuy de l’Opera. Du lieu où vous étes à l’Opera, vous ne voyez pas les Theatres tout-à-fait comme ils sont ; on les a disposez pour faire de loin un effet agréable, & on cache à votre veuë ces roües & ces contrepoids qui font tous les mouvements. (…) & qui verroit la Nature telle qu’elle est, ne verroit que le derriere du Theatre de l’Opera » [16]. En dévoilant ses rouages, Fontenelle désacralise la nature, la démystifie et la libère d’une pensée aristotélicienne ou scolastique.

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      Les conceptions que se font les savants des XVIe et XVIIe siècles, tant du microcosme que du macrocosme, tiennent tout entières dans le frontispice et les illustrations de leurs ouvrages. Même s’il est possible de reconnaître le style d’un graveur, d’un frontispice à un autre (cf. les quelque 250 planches effectuées par William Marshall durant la première moitié du XVIIe siècle), le dessinateur traduit, le plus fidèlement possible, la vision du savant. Sans doute la science y est-elle esthétisée, mais jusqu’à un certain point. C’est en cela que nous considérons que, dans ces œuvres, l’art est placé sous son autorité. Les images qui constellent l’intérieur de ces écrits contribuent, par leur clarté et leur sobriété, à séduire des lecteurs avides de parcourir de nouveaux continents, au delà des colonnes d’Hercule de l’ancien savoir (cf. le frontispice du Novum Organum (1620) de Bacon et son écho chez Wilkins en 1640). La force de ces images est telle que certaines d’entre elles vivront leur propre vie, indépendamment du livre dans lequel elles figuraient. C’est le cas du rhinocéros de Dürer (1515) ou du squelette laboureur dans l’Encyclopédie de Diderot. Il reste encore beaucoup d’études à mener, à la fois sur les techniques de réalisation des illustrations (schéma, gravure sur bois, sur cuivre, mise en couleurs, etc.) et sur le marché économique du livre illustré de science à la Renaissance et à l’âge classique.

 

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[16] B. Le Bouyer de Fontenelle, Œuvres diverses de M. de Fontenelle, De l’Académie Françoise. Nouvelle édition, Corrigée & augmentée, Amsterdam, aux dépens de la Compagnie, 1742, t. 1, pp. 215-216.