L'art contraint. L'exemple des images
d'anatomie et d'astronomie aux XVIe
et XVIIe siècles

- Claire Bouyre et Pascal Duris
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Fig. 1. A. Vésale, De humani
corporis fabrica
, 1543

Fig. 2. A. Vésale, De humani
corporis fabrica
, 1555

      L’image scientifique, d’anatomie ou d’astronomie comme il sera question ici, a ceci de remarquable que l’art dont elle naît y est subordonné à la science. Il s’agit avant tout pour cette image de donner à voir les secrets de la nature, matériels (la disposition des organes dans le corps) ou immatériels (le déplacement des astres dans le ciel), dévoilés par le savant au cours de ses recherches. Quoique nullement incompatibles l’une avec l’autre, l’utilité doit l’emporter sur l’esthétique. Le moindre détail de l’image a une signification précise qui ne doit rien à la fantaisie ou à l’imagination du dessinateur. Ce dernier a au contraire pour mission de traduire aussi fidèlement que possible, éventuellement mettre en scène, ce que voit et comprend le savant : les vérités provisoires illustrées sont les siennes, et les siennes seulement. A charge pour le dessinateur d’en actualiser les figures au fil des éditions, comme nous en verrons un très bel exemple dans le domaine de l’astronomie. D’une certaine façon, aucune image scientifique ne peut être artistique, puisque l’art y est contraint.
      Or il est constant que les images scientifiques qui retiennent l’attention de la postérité sont celles qui témoignent de qualités artistiques rares. L’œuvre d’art, au fil du temps, a pris le pas sur l’œuvre de science. Beaucoup d’images, au premier rang desquelles nous plaçons ici celles des traités d’anatomie et d’astronomie aux XVIe et XVIIe, perdent au cours des siècles en intérêt scientifique ce qu’elles gagnent en valeur artistique. L’information qu’elles véhiculaient relève désormais autant de l’histoire des sciences que de l’histoire de l’art. C’est que l’histoire de la science et celle de l’art ne marchent pas du même pas : chez la première, la notion de progrès a un sens – mieux vaut être opéré par un chirurgien d’aujourd’hui que par son aîné du XVIIe siècle –, encore que certains philosophes des sciences en discutent, alors que chez la seconde elle n’en a pas : difficile de dire si la peinture de Goya est meilleure que celle de Velázquez. V. Hugo a écrit sur ce sujet de très belles pages dans son William Shakespeare de 1864. D’abord contraint par le savant à rester dans l’ombre, l’art a survécu au discours de la science qu’il était chargé d’illustrer. Dans toute discussion sur l’image scientifique ancienne, il convient de bien prendre en compte ces deux logiques distinctes de la science et de l’art. Sans compter qu’une véritable découverte, c’est-à-dire validée par la science actuelle, peut parfaitement avoir été représentée par une main anonyme sous des traits anodins, comme c’est le cas des deux planches illustrant le De motu cordis (1628) de Harvey, et une erreur grossière être magistralement figurée, tel le rete mirabilis à la base du cerveau dessiné par Léonard de Vinci. Voyons d’abord ce qu’il en est des traités d’anatomie.

 

L’image d’anatomie

 

      C’est autant son iconographie que son contenu rédactionnel qui confèrent toute sa valeur, scientifique et marchande, à un traité d’anatomie de la Renaissance. Raison pour laquelle, d’ailleurs, les éditions destinées aux étudiants (forcément désargentés) sont souvent amputées de leurs illustrations. Bien que l’iconographie médicale se développe dès l’apparition de l’imprimerie dans un but utilitaire, à savoir faciliter l’intelligence de l’écrit, et une intention esthétique, c’est avec les ouvrages de Vésale, au milieu du XVIe siècle, qu’elle connaît son âge d’or. L’emploi qu’il fait de l’image, dès ses Tabulae anatomicae sex publiées à Venise en 1538, témoigne chez lui d’une double préoccupation à la fois didactique et esthétique [1]. Mais, pour lui, le plaisir des yeux doit rester subordonné à l’utilité. La lettre accompagnant les planches gravées de son grand-œuvre, le De humani corporis fabrica, qu’il adresse le 9 septembre 1542 à son imprimeur bâlois Johan Oporinus, et dont J. Vons et S. Velut viennent de donner la première édition et traduction en français [2], permet de mesurer le soin que Vésale apporte à l’impression de son ouvrage :

 

Dans la série des planches, nous avons intercalé une copie de chaque page – en même temps que l’image imprimée des figures – sur laquelle j’ai indiqué l’endroit où chaque figure doit être placée ; ainsi la succession et la disposition des figures ne feront pas de difficulté pour toi ou pour tes ouvriers et elles seront imprimées dans le bon ordre. Tu verras bien vite sur la copie les endroits où il faut changer de caractère typographique : j’ai séparé par des lignes la partie du texte qui contient la description des organes et qui forme un discours suivi, divisé en plusieurs chapitres, de celle qui sert à expliquer les caractères gravés sur les planches, et qui est appelée pour cette raison « Index des figures et des caractères » […].
Il faudra consacrer une attention particulière à l’impression des planches : elles n’ont pas été réalisées de façon banale et scolaire, et pour ainsi dire seulement avec de simples traits, mais pour toutes on a tenu compte des procédés utilisés en peinture (excepté dans quelques passages où un croquis suffisait à étayer l’observation). Bien que ton jugement soit sûr en ce domaine et que je n’aie aucune crainte au sujet de ton zèle ou de ton sérieux, mon vœu le plus cher serait que tu réalises l’impression en suivant d’aussi près que possible la copie tirée par le graveur en guise de modèle, et que tu trouveras jointe aux moules en bois ; ainsi, aucun caractère, même dissimulé dans l’ombre, ne pourra échapper au lecteur observateur et perspicace, et ce qui a été particulièrement réussi dans le travail et qui me donne beaucoup de plaisir quand je le regarde, c’est-à-dire l’épaisseur des lignes qui accentue les ombres à certains endroits, sera mis en valeur. Mais il n’est pas nécessaire de te détailler cela par écrit : le poli et la solidité du papier et surtout le soin de tes ouvriers feront en sorte que chacune des planches imprimées dans ton atelier soit de la même qualité que la copie que nous t’envoyons aujourd’hui et dont nous avons fait tirer quelques exemplaires ici, et que cette qualité soit uniforme pour un grand nombre de tirages » [3].

 

      Le De humani corporis fabrica de Vésale est un imposant ouvrage (41 x 28 cm) de quelque 700 pages. Son frontispice, qui, comme tous les frontispices, constitue en quelque sorte la vitrine du livre donnant, pour celui qui sait en décrypter tous les motifs, un aperçu de son contenu [4], est une œuvre d’art à part entière (fig. 1). Au centre de cette construction parfaitement symétrique se dresse un squelette grimaçant, tenant une hampe, dont on ne peut être tout à fait sûr de la signification symbolique. Au-dessous de lui se tient Vésale, disséquant lui-même le corps d’une femme au lieu de confier cette tâche à un prosecteur comme il était habituel au début du XVIe siècle, qui toise le lecteur d’un œil noir. La foule nombreuse qui se presse autour d’eux, où l’on reconnaît des étudiants, des notables, des hommes d’église, etc., a pris place sur des gradins en bois. Un homme nu, à gauche, s’agrippe à une colonne. Tout en haut de l’image, la balustrade par dessus laquelle, à gauche, se penche dans la lumière une tête adolescente, et à droite, dans la pénombre, une tête de vieillard, rend possiblement compte du temps qui passe. Au premier plan, à gauche et à droite, des animaux soulignent le souci de Vésale, à la fois d’inscrire ses travaux d’anatomie dans le prolongement de ceux de Galien, qui ne disséquait que des singes, des chiens ou des porcs, et de rompre avec la tradition galénique en travaillant sur l’homme. Il est instructif, tant sur le plan de l’histoire des sciences que sur celui de l’histoire de l’art, de comparer ce frontispice de l’édition princeps de 1543 avec celui de l’édition de 1555, dédiée à Charles Quint. Le squelette central, qui tient maintenant une faux, y a désormais une fonction symbolique claire. L’homme à gauche, entourant une colonne de ses bras, est maintenant vêtu… (fig. 2)

 

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|1] J. Vons, « La fonction des images dans les traités d’anatomie et de chirurgie au XVIe siècle », à paraître dans V. Giacomotto-Charra (dir.), Formes du savoir médical à la Renaissance.
[2] J. Vons et S. Velut, La Fabrique de Vésale et autres textes (dernière consultation : 15 mai 2016).
[3] Vésale, Fabrica (Lettre à Oporinus), f° 5r.
[4] Ch. Bouzy, « Pouvoir de l’image dans les frontispices des livres d’emblèmes des XVIe-XVIIe siècles », dans Pouvoirs de l’image aux XVe, XVIe et XVIIe siècles. Pour un nouvel éclairage sur la pratique des Lettres à la Renaissance, M. Couton et al. (dir.), Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise-Pascal, 2009, pp. 361-392 ; et aussi J.-Fr. Gilmont et A. Vanautgaerden (dir.), La Page de titre à la Renaissance, Turnhout, Brepols, 2008.