Graver des figures de géométrie au XIXe
siècle : pratiques, enjeux et acteurs éditoriaux

- Norbert Verdier
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      Monpied invitait les typographes à tordre (« à contourner ») et à assembler les filets typographiques pour réaliser toute sorte de figures. Le jury s’appuie également sur un rapport technique très favorable publié par la Société d’encouragement pour l’industrie nationale pour récompenser Monpied [132]. Au cours des années cinquante, ce dernier perfectionne son procédé et publie un Recueil de dessins au trait exécutés avec des filets d’imprimerie [133]. Cet album de seize pages est présenté à l’exposition universelle de 1855 mais Monpied n’y est pas primé. La technique des impressions obtenues au moyen des filets typographiques a ses détracteurs.
      Les interventions du graveur en monnaies et médailleur Désiré-Albert Barre (1818-1878) à la Société d’encouragement pour l’industrie nationale tout au long de l’année 1849 permettent de situer avec précision le monde dans lequel évolue Monpied en particulier les relations professionnelles qu’il nouait avec Bailleul. Monpied, sans doute dès le lancement de la Société fraternelle des protes des imprimeries typographiques de Paris en 1849, était vice-président de cette association professionnelle pendant que Bailleul en était le président. En séance du 6 juin 1849, Barre avait insisté sur le caractère applicatif du procédé de Monpied à destination des planches de géométrie. Le 6 août 1849, c’est Bailleul en personne qui revient vers Barre sur les réalisations de Monpied. Le procès-verbal de cette séance précise : « Aujourd’hui M. Bailleul l’[Barre] a prié, au nom de l’auteur, de mettre sous les yeux de la Société une première application des dessins en filets typographiques à la reproduction des figures d’un ouvrage » [134]. Un bref échange entre les sociétaires a lieu. Edme-François Jomard (1777-1862) – président de la Société de géographie et créateur du département des cartes et plans à la bibliothèque royale – milite pour que Monpied tourne ses productions vers la réalisation de cartes géographiques et Bailleul signale que Monpied « se propose de faire, avec ses procédés, des planches de géométrie » [135]. Bailleul était donc très au fait des réalisations de Monpied en matière de représentation matérielle de figures géométriques. Pourtant, nous ne sommes pas parvenu à identifier la présence de Monpied dans la réalisation de planches pour des ouvrages de mathématiques périodiques ou non, une production dirigée par les mains de Bailleul. Il semble qu’il soit resté au service des éditions Penaud frères, des éditions qui n’ont publié aucun ouvrage de mathématiques. Est-ce que Monpied, en sus de ses activités de prote chez Penaud frères, produit sans les signer des planches pour d’autres éditeurs ? S’est-il résigné à écouter les conseils de Jomard en se restreignant à d’autres types de réalisations (cartes de géographie, plans d’appareils, etc.) ? Nous n’avons guère de documents pour apporter des éléments de réponses. Le Compte rendu des séances de l’Académie des sciences du 8 avril 1850 nous signale pourtant qu’une note contenue dans le deuxième cahier de la Société fraternelle des protes des imprimeries typographiques de Paris et portant sur « l’application des filets typographiques à la reproduction des figures géométriques et autres » a été remise mais n’a pas été analysée [136].

      Nous venons de poser les jalons d’une étude des figures mathématiques au XIXe siècle en nous concentrant, essentiellement, mais pas exclusivement, sur la presse mathématique. Notre étude a relevé ici de l’histoire des pratiques culturelles [137], plus exactement d’un type de matérialité de la communication scientifique, celui associé aux processus de fabrications des figures. Elles sont insérées dans le texte par différents biais. Le premier, le plus fréquent car le moins coûteux et le plus facile à matérialiser, est l’insertion des figures dans des planches qui sont jointes en fin des fascicules (cahiers mensuels et/ou volume annuel). Ces planches, le plus souvent, sont décalées par rapport au texte pour faciliter l’acte de lecture. Le deuxième type d’insertion, plus rare, est l’insertion dans le texte. Nous avons relevé deux options pour ce mode d’insertion. Le premier est ce que nous avons qualifié « d’insertion par décalage » : le typographe laisse dans sa page une bande horizontale dans laquelle il lui suffit ensuit d’insérer la figure. Le deuxième type, beaucoup plus difficile à réaliser techniquement, est une insertion « par incrustation » : tout le texte est composé de manière à ce que la figure soit incrustée dans l’ensemble. Ce type de réalisation nécessite une véritable collaboration entre le graveur et le typographe. Dans tous les cas, la presse spécialisée évite autant que faire se peut la réalisation des figures, réalisées extérieurement par des graveurs à des coûts difficiles à assumer pour des journaux spécialisés à diffusion réduite. Toutefois, au milieu du siècle plusieurs graveurs mettent en place des procédés techniques permettant une certaine automatisation engendrant une diminution des coûts et participant à toutes ces transformations technologiques pointées par Gilles Feyel [138] et permettant une industrialisation de la mise en texte et de la mise en images complètement réalisées à la veille de la Grande Guerre.
      Notre étude a un caractère largement programmatique. Plusieurs des graveurs cités dans notre texte restent méconnus comme les français (Coulubrier, Cardeur, Dembour, Hoyau, Jenotte, Miller, Monpied, Stévigny, Pelicier, etc.) et les étrangers (Aigner, Bauer, Saurel, etc..). Des éléments biographiques permettraient de les situer et d’envisager sans doute les relations qu’ils nouaient avec le milieu savant. Il serait intéressant d’élargir l’étude à un temps long qui démarrerait au siècle des Lumières afin d’interroger les ruptures et les continuités en cette période charnière [139]. Nous y croiserions d’autres artistes comme ceux qui réalisaient des enluminures – tel Coulubrier cité dans notre introduction – mais aussi plusieurs graveuses comme Marguerite Thérèse Maugein (1736-1787 ?) ou « M. Fse Dicquemare, femme Gouel ». Les graveurs des ouvrages de mathématiques – pourtant rouages essentiels de la production mathématique – restent des « invisibles » de l’histoire. Notre texte n’est qu’une première mise en lumière.
      Il serait également intéressant de se livrer à une véritable comparaison avec ce qui se passe hors de France. Notre étude est largement centrée sur la France même si nous avons esquissé une brève étude de l’espace francophone (en incluant la Belgique) et germanophone. Il resterait à l’intensifier et à l’ouvrir à l’espace européen – notamment dans l’Europe du sud [140] – voire extra-européen avec notamment l’émergence des mathématiques en Amérique. Thomas Preveraud étudie la traduction américaine et le commentaire par Nathaniel Bowditch (1773-1838), entre 1829 et 1839, de la Mécanique céleste de Pierre-Simon de Laplace (1749-1827) parue en France entre 1799 et 1825 [141]. Il insiste sur les apports typographiques et iconographiques du texte américain en accordant une large place à sa réception en France, ce qu’il appelle le « retour » de la mécanique céleste. Ainsi, il s’appuie sur des points de vue de Sylvestre-François Lacroix (1765-1843) et d’Adrien-Marie Legendre (1752-1833) pour souligner un certain retard de l’imprimerie française face à l’américaine. Lacroix écrit dans une lettre à Bowditch de 1830 : « Votre ouvrage, par la beauté de son exécution typographique (…) est peut-être le plus beau livre qui ait paru pour les mathématiques. Les calculs y sont d’une très grande netteté, et les figures placées dans le corps même de l’ouvrage réunissent à la commodité une très grande élégance » [142]. Legendre est encore plus explicite dans sa lettre envoyée à Bowditch quelques semaines plus tôt. Il évoque « un très bel » exemplaire et souligne « la magnificence de l’exécution typographique, magnificence qui n’existe à ce degré que dans les presses de l’Angleterre, car à cet égard, la France est bien éloignée de soutenir la concurrence » [143]. Cette étude de cas ainsi que celle de Solène Dajoux consacrée à l’étude de The First Six Books od Euclid (1847) par Oliver Byrne (1811-1890) [144] sont de premières entrées pour contextualiser les propos, sans doute excessifs, de Legendre.

 

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[132] D. A. Barre, « Note sur l’application des filets typographiques à la reproduction des figures géométriques et autres ; par M. Monpied aîné, vice-président de la Société fraternelle des protes des imprimeries typographiques de Paris, prote de l’imprimerie de MM. Penaud frères, rue du Faubourg-Montmartre, 40 », Bulletin de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale, 48 (1849), pp. 531-534.
[133] Monpied, Recueil de dessins au trait exécutés avec des filets d’imprimerie, Paris, Penaud frères, 1855.
[134] Bulletin de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale, 48 (1849), p. 384.
[135] Ibid.
[136] Monpied, « Sur l’application des filets typographiques à la reproduction des figures géométriques et autres », Société fraternelle des protes des imprimeries typographiques de Paris, deuxième cahier, 1849.
[137] T. Lenoir, Inscribing Science. Scientific Texts and the Materiality of Communication, Stanford University Press, 1998.
[138] G. Feyel, « Les transformations technologiques de la presse au XIXe siècle » dans La Civilisation du journal. Histoire culturelle et littéraire de la presse française au XIXe siècle, Op. cit., pp. 97-139.
[139] Les ruptures de la période révolutionnaire ont été largement requestionner dans un ouvrage collectif à paraître, C. Gilain et A. Guilbaud, Op. cit.
[140] Voir C. Gérini et N. Verdier (dir.), « L’émergence de la presse mathématique en Europe au XIXe siècle. Formes éditoriales et études de cas (France, Espagne, Italie et Portugal) », dans Cahiers de logique et d’épistémologie, 19, London & Oxford, College publications, 2014.
[141] T. Preveraud, « De Boston à Paris. Le “ retour ” de la Mécanique céleste de Laplace (1829-1839) », Philosophia Scientae, vol. 19, Cahier 2 (2015), pp. 95-113.
[142] S. F. Lacroix, The Papers of Nathaniel Bowditch in the Boston Public Library, Ms. E.210.19 v. 1-2-3, Boston Public Library, 5 April 1830.
[143] A. M. Legendre, The Papers of Nathaniel Bowditch in the Boston Public Library, Ms. E.210.19 v. 1-2-3, Boston Public Library, 2 February 1830.
[144] S. Dajoux, Transmettre les Elements avec Oliver Byrne (1811-1890), Mémoire de master 2 : Histoire des sciences et des techniques, sous la direction de N. Verdier, université de Nantes, 2013. Oliver Byrne a réalisé un commentaire des six premiers livres de la géométrie d’Euclide traitant de géométrie plane et de théorie des proportions. Son texte est enrichi de nombreuses figures colorées faisant toute la spécificité de cet ouvrage.