Graver des figures de géométrie au XIXe
siècle : pratiques, enjeux et acteurs éditoriaux

- Norbert Verdier
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Fig. 4. G.-Ph. Van den Burggraaff, Anamorphose,
Correspondance mathématique…, 1830

Fig. 5. G.-G. Coriolis, « Note sur un moyen de tracer
des courbes... », Journal de mathématiques pures
et appliquées
, 1836

      Comme chez Gergonne, c’est une insertion simple. Mais, c’est la seule figure ainsi insérée. Ensuite, l’option choisie est l’insertion par planches (décalée) en fin de volume. Les noms des signataires des planches sont indiqués. Nous notons les changements réguliers de lithographes accompagnant la vie (éditoriale) mouvementée de la publication [27]. Le premier tome comporte cinq planches totalisant presque une cinquantaine de figures ; elles ont été exécutées par le lithographe B. J. Saurel à Gand et ensuite par Franciscus Kierdorff (1777-1855) [28], sculpteur et lithographe, à Gand également. Il semblerait que Kierdorff succède à Saurel à partir de la planche III qui n’a pas la même configuration graphique que les deux premières (trois filets de différentes épaisseurs encadrent la planche alors que deux filets figurent sur les deux premières planches) [29]. A partir du troisième tome, en 1827, l’édition de la Correspondance, désormais uniquement dirigée par Quetelet, passe des mains de H. Vandekerckhove de Gand à celles de Hayez à Bruxelles. Marcel Hayez « imprimeur de l’Académie royale » confie la réalisation des planches au lithographe Guillaume-Philidor Van den Burggraaff (1787-1856) [30] à Bruxelles (fig. 4).

 

Le Géomètre et ses planches volantes [31]

 

       Un autre choix, intermédiaire entre ceux du Zeitschrift et ceux des Annales de Gergonne, consiste à ne pas coller le dépliant des planches. C’est par exemple la solution utilisée par Jean-Michel Eberhart (1755-18..) pour Le Géomètre, un journal éphémère destiné principalement aux élèves préparant les concours des écoles du gouvernement (dont l’Ecole polytechnique) et lancé par un professeur du collège Louis Le Grand, Antoine-Philippe Guillard (1795-1870) ; il n’a tenu que le premier semestre de 1836 [32]. Quinze feuilles ont été publiées et dans la onzième feuille, trouvée aux Archives nationales, les planches figurent sur une feuille volante. Par son objet principal d’étude, la géométrie, Le Géomètre se doit d’accompagner son propos par des planches de figures. Dans la version reliée de la Bibliothèque nationale de France, toutes les planches ont été ôtées (sauf celles de la première feuille manuscrite). Cela étant, dès que nous passons à la version lithographiée, Guillard précise, dans les conditions de souscription, que l’« élévation du prix de la composition typographique pour les mathématiques ne nous ont pas permis de mettre la Livraison à un plus bas prix, et nous ont forcé d’exécuter nous-mêmes l’autographie des figures ». Nous n’avons plus accès aux planches originales sauf pour la feuille retrouvée aux archives nationales mais, au total, pour les quinze planches identifiées, nous pouvons affirmer qu’il y avait cent figures car dans la quinzième et dernière feuille, est indiquée la référence : « fig. 100 ». Le nombre important de figures, réalisées par Guillard et dont certaines étaient complexes, devait poser des problèmes matériels et humains. Deux fois par semaine, en plus de ses enseignements, Guillard devait assurer la finalisation de deux feuilles du Géomètre avec en sus la réalisation de planches de figures. Ce rythme de parution semblait d’emblée voué à l’échec d’autant plus que le nombre de figures semblait en progression : Le Géomètre contenait peu de figures à ses débuts. La planche I ne contenait que cinq figures et couvrait les deux premières feuilles et, peut-être, une partie de la troisième. Ensuite, le rythme s’est accéléré même si, parfois, il est stipulé d’éviter autant que possible une figure jugée trop élémentaire. « On fera la figure », écrit ainsi Terquem dans une de ses notes géométriques.
      Quelle que soit la forme de présentation des figures géométriques, les éditeurs les évitent autant que possible pour des raisons financières. Les Comptes rendus optent, à ce propos, pour un choix radical en s’interdisant l’insertion de figures. L’un des règlements relatifs aux Comptes rendus stipule : « Les Comptes rendus n’ont pas de planches » [33]. Cette volonté de ne pas insérer de planches tient à des raisons économiques mais elle est aussi exprimée dans l’optique de gagner du temps. Les séances académiques avaient lieu le lundi et, comme le précise le règlement, « Le bon à tirer de chaque Membre doit être remis à l’imprimerie le mercredi au soir, ou, au plus tard, le jeudi à 10 heures du matin ». Cela ne laissait pas le temps pour adjoindre au texte des schémas explicatifs, longs à composer.
      L’étude des premiers journaux mathématiques montre qu’il y a diverses stratégies d’insertion des figures dans les journaux. Elles sont parfois insérées en fin de volume sous forme de planches comprenant parfois des dizaines de figures, parfois anonymes. Ces planches peuvent être décalées par rapport au texte afin de permettre au lecteur d’avoir « à sa gauche » le texte et « à sa droite » la ou les figures sur lesquelles s’appuie le raisonnement. Un autre type d’insertion est l’insertion « dans le corps du texte » : les figures (relevant de la géométrie élémentaire) sont simplement intercalées dans le texte. Dans tous les cas, il y a peu de figures. L’éditeur, pour des questions d’organisation matérielle et financière, les évite autant que possible.

 

Les figures de géométrie dans le Journal de Liouville et dans
les Nouvelles annales de mathématiques : évitement et efficience

 

      En France, après 1835, la presse mathématique est essentiellement pilotée par ce triangle : Comptes rendus hebdomadaires de l’Académie des sciences, Journal de Liouville et Nouvelles annales de mathématiques. On annonce ses résultats aux Comptes rendus, qui nous le savons sont sans figure, et on démontre dans le Journal de Liouville perçu comme un journal des « progrès des mathématiques ». Les Nouvelles annales sont destinées à l’enseignement des mathématiques mais Terquem, véritable cheville ouvrière du journal, publie ou fait publier de nombreuses notes extraites du Journal de Liouville et de diverses publications allemandes avec comme intention de les rendre « à la portée et à la couleur des élèves » comme il l’indique en 1849 dans une lettre à Eugène Catalan (1814-1894) [34].

Eviter, autant que faire se peut, les figures dans le Journal de Liouville

      Les figures géométriques se présentent matériellement dans le Journal de Liouville sous deux formes : soit elles sont in texte soit hors texte. Dès 1836, dans le premier mémoire de Coriolis, une figure est insérée (fig. 5). Elle est incrustée dans le corps du texte ce qui nécessite une mise en page particulière (décalage du texte à droite, justification des caractères, etc.) et soulève des difficultés que nous avons déjà répertoriées en préambule. Dans le premier tome du Journal (1836) sont ainsi insérées onze autres figures [35]. Si nous poursuivons l’étude du journal tous les cinq ans afin d’avoir une idée du nombre de figures in texte, pour le tome V en 1840, nous trouvons six figures [36]. Dans le tome X, en 1845, il n’y a qu’une seule figure [37]. Dans le tome XV (1850), sept figures sont insérées [38]. Le dernier tome de la première série – le tome 20 en 1855 – ne compte qu’une seule figure [39]. Ce sondage statistique – fondé sur une étude du Journal tous les cinq ans sur la première série – indique que les figures « in texte » sont quantitativement assez peu nombreuses, de l’ordre de la dizaine, au plus, par volume. Les figures « hors texte » sont toutes présentes dans des planches insérées en fin des volumes annuels [40] et décalées. Dans le tome XX (1855), figure en fin de volume [41] un tableau récapitulatif des planches publiées. Il apparaît que tous les volumes contiennent au moins une table. La moitié des tomes compte plus d’une planche : neuf en compte deux [42] et un en compte trois [43]. C’est peu mais le Journal de Liouville contient peu de géométrie (synthétique) même si elle est présente sous la plume de quelques auteurs dont Michel Chasles (1793-1880), Jakob Steiner (1796-1863) ou Augustin Miquel (1816-1851) [44]. La géométrie traitée dans le Journal est plus pilotée par l’analyse que par l’étude des figures. Par conséquent, elle exige moins de figures.

 

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[27] H. Elkhadem, « Histoire de la correspondance mathématique et physique d’après les lettres de Jean-Guillaume Garnieret Adolphe Quételet », dans Bulletin de la classe des lettres et des sciences morales et politiques, 5ème série, LXIV, 10-11, (1978), pp. 316-366.
[28] Voir « Kierdorff, Franciscus [1821-1828]. Gand puis La Haye », sur le site de BALaT (consulté le 14 mai 2015).
[29] Hossam Elkhadem a seulement relevé la présence du lithographe Kierdoff dans son étude : H. Elkhadem, « Histoire de la correspondance mathématique, Op. cit., p. 327.
[30] Son nom est orthographié de diverses manières : Burggraaff ou Vandenburgraaf (tome VI (1830) de la Correspondance). Pour en savoir plus sur son parcours, nous renvoyons à la notice  sur le site de BALaT (consulté le 14 mai 2015).
[31] Nous ne connaissans qu’une seule version disponible du Géomètre : celle de la Bibliothèque nationale de France, site de Tolbiac, cote V-41021.
[32] N.Verdier, Le Journal de Liouville, Op. cit., pp. 77-95.
[33] Chaque cahier ou numéro des Comptes rendus se présente sous la forme d’un fascicule de six feuilles soit quarante-huit pages en moyenne. D’après les quelques rares cahiers hebdomadaires retrouvés (plusieurs de 1842 et 1843), il semble que chaque cahier était relié dans une couverture de parution rose avec en recto de première page le titre et le numéro de la livraison, en deuxième de couverture le « règlement relatif aux Comptes rendus », en quatrième de couverture, la table des articles et en troisième de couverture plusieurs informations dont la liste des libraires où il est possible de souscrire en France ou à l’Etranger.
[34] Archives de l’université de Liège, fonds Catalan, MS 1307 C, I, 92. Pour le rôle d’Eugène Catalan, N. Verdier, sous la direction de, Eugène Catalan (1814-1894, X 1833). Le bicentenaire et le « fonds d’archivesCatalan-Jongmans », Bulletin de la Société des Amis de l’Ecole polytechnique, 57, sous presse.
[35] Journal de mathématiques pures et appliquées, I, 1 (1836), pp. 7, 55, 75, 118, 129, 182, 215, 217, 221, 279 & 287.
[36] Ibid., I, 5 (1840), pp. 121, 128, 136, 470, 477 & 487.
[37] Ibid., I, 10 (1845), p. 207.
[38] Ibid., I, 15 (1850), pp. 197, 199, 241, 246, 251, 253 & 348.
[39] Ibid., I, 20 (1855), p. 70.
[40] Notons que toutes les planches ne figurent pas dans les versions reliées du Journal et par voie de fait sont parfois absentes des versions numérisées.
[41] Journal de mathématiques pures et appliquées, I, 20 (1855), p. 440.
[42] Ibid., I, 4 (1839), 9 (1844), 10 (1845), 11 (1846), 12 (1847), 14 (1849), 16  (1851), 17 (1852) & 18 (1853).
[43] Ibid., I, 3 (1839).
[44] N. Verdier, Le Journal de Liouville, Op. cit., pp. 218-320.