Richard Bradley – étude de quelques
illustrations pré-évolutionnistes

- Marie-Odile Bernez
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      La grande chaîne des êtres n’est donc pas conçue comme le résultat d’un processus temporel mais comme la conséquence d’un acte de création unique. Ainsi, une fois posés ces faits de départ, l’organisation du livre de Bradley semble suivre la chaine des êtres, du plus simple au plus complexe. Voici la liste des chapitres, exceptés les trois derniers dans lesquels Bradley retourne à sa passion de botaniste, et se met à parler jardins.

 

I. Des apparitions les plus remarquables dans la terre et les corps minéraux
II. Du corail, de la truffe, des champignons, éponges et autres corps qui ont un premier degré de vie végétative et semblent former le lien entre les minerais et les plantes parfaites
III. Des plantes et plantes parasites, leurs aspects les plus remarquables
IV. Des coquillages immobiles, et ceux qui se déplacent localement, avec des observations diverses sur le reste des poissons dans les eaux douces et salées
V and VI. Des serpents, crocodiles, lézards, caméléons, et autres reptiliens, qui sont amphibies, et habitant la terre, et des lézards volants, etc.
VII. and VIII. Des oiseaux, et aussi des chauves-souris, écureuils volants etc., qui semblent faire le lien entre les oiseaux et les quadrupèdes
IX. Des quadrupèdes, ou animaux vivipares qui ont quatre pattes ou membres à leurs corps
X. Des grenouilles, crapauds, et créatures qui sont en partie des animaux, en partie des insectes
XI. Des escargots, vers de terre, centipèdes, mille-pattes, araignées et insectes sans ailes que l’on peut nommer insectes irréguliers
XII and XIII. Des papillons et insectes apparentés, et abeilles, mouches et autres observées au microscope
XIV. Explication de l’utilité des remarques précédentes et observations sur les climats [5]

On voit rien qu’en regardant les titres des chapitres que l’auteur désireux de décrire dans l’ordre de façon concrète la chaîne des êtres rencontre de nombreuses difficultés. Au départ, cela semble bien se dérouler : minéraux, champignons et coraux, plantes, puis coquillages fixes. Jusque-là, il semble en effet que le degré de vie augmente graduellement. Ainsi, les coquillages ont un degré de vie supplémentaire par rapport aux plantes, car s’ils ne peuvent se déplacer, ils semblent avoir un certain degré de sensation. Bradley explique : « j’en arrive ensuite à traiter de ces créatures qui, comme les plantes, ne peuvent se déplacer, mais participent suffisamment à la vie animale pour leur permettre d’avoir une faculté de sentir » (p. 49) [6]. Puis il passe aux poissons, qui sont ensuite connectés aux reptiles par l’intermédiaire des crocodiles, habitant des berges, qui lui fournissent le lien entre ces deux règnes. Puis il évoque le lézard volant, qui lui donne accès aux oiseaux, une connexion qui semble bien désinvolte : « Ils possèdent (…) la faculté de voler, et se perchent généralement dans les arbres, ce qui naturellement me conduit à parler des oiseaux dans le chapitre qui suit » (p. 75) [7]. Le même processus se répète des oiseaux aux quadrupèdes (ce que l’on appellerait aujourd’hui les mammifères) lorsqu’il utilise les chauves-souris et l’écureuil volant pour passer des uns aux autres. Ce qui est encore plus remarquable est la manière dont il passe des quadrupèdes aux batraciens puis aux insectes à la fin de sa chaîne. On peut en effet se demander, par rapport à la logique du développement hiérarchique d’une chaîne des êtres, en quoi batraciens et insectes sont supérieurs aux mammifères. Ayant parlé des hippopotames, loutres, castors et phoques, Bradley introduit les chapitres suivants de cette manière : « Je suis conduit naturellement à traiter des créatures ayant quatre pattes et qui sont en partie des animaux [sic] en partie des insectes, comme les grenouilles et crapauds » (p. 116) [8]. Cela semble tout à fait désinvolte, pour ne pas dire plus. Et que penser de la fin de la chaîne sur les insectes ? Bradley met en avant en fait les métamorphoses de la reproduction des batraciens et des insectes pour expliquer cet arrangement : « Une grenouille à ses débuts est un poisson » (p. 105) [9]. Ceci est en fait dû à une tension qui existe chez Bradley entre le désir de décrire une chaîne des êtres telle qu’on l’a définie plus haut (plénitude, continuité et hiérarchie) et la récente découverte de la sexualité des plantes, qui l’a beaucoup frappé, et qui fait, du coup, que les processus de génération envahissent la chaîne à tous les niveaux. La découverte des fleurs mâles et femelles est alors récente, et elle introduit un nouveau niveau d’harmonie dans la création selon Bradley, qui voit donc la génération sexuelle comme le plan cohérent de toute la chaîne. Il est alors logique de terminer sur des êtres qui participent, au niveau de leur reproduction, à plusieurs règnes : les insectes présentent des caractères qui appartiennent à d’autres niveaux de la chaîne et il est donc justifié de les placer en dernier. Les phasmes, explique-t-il, « sont des créatures qui, si l’on en saisit bien l’histoire, participant à la fois de la vie insectale et végétale » (p. 135) [10]. Ou les homards, qui peuvent régénérer des pattes : « Si c’est le cas, on peut supposer que l’état des homards est en partie végétal, en partie animal, car les végétaux ont la faculté de régénérer des branches ou membres coupés » (p. 54) [11].
      Ainsi la faculté sexuelle ou régénératrice envahit toute la chaîne. Bradley, poussant la logique jusqu’à l’extrême, imagine même que les cheveux, poils ou plumes, se reproduisent sexuellement, par le biais d’animalcules, que ce sont également des espèces végétales ou animales. Cela se voit aussi au niveau des plantes, les arbres étant des organismes qui en supportent d’autres : feuilles et branches « sont autant de plantes qui poussent les unes sur les autres » (p. 41) [12]. La sexualité commune aux plantes et aux animaux se retrouve même sans doute au niveau des minéraux, car ceux-ci croissent, nous explique-t-il, à l’intérieur de la terre. Les nombreux animalcules qu’il discerne grâce au microscope viennent à l’appui de ses idées : ils confirment le principe de plénitude et continuité des êtres.
      Maintenant, se pose la question de la place de l’homme dans cette chaîne. On a tendance à penser que la chaîne culmine dans la race humaine, comme le soulignait l’épigraphe de Milton, et l’on vient de voir ici que Bradley finit sur les insectes. Est-ce que ces insectes sont le point culminant de cette chaîne ? où placer l’homme ? Bradley a ici bien des difficultés, et c’est intimement lié à la question de l’illustration sur laquelle nous allons maintenant nous concentrer, après avoir dit quelques mots de la philosophie de Bradley, pour voir si elle confirme son point de vue providentialiste et ses idées sur la sexualité.

 

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[5] Of the most Remarkable Appearances in Earths and Mineral Bodies
Of the Coraline, Truffle, Fungus, Sponge and such Bodies which possess the first Degree of Vegetative Life, and are seemingly the Passage between Minerals and perfect Plants
Of Plants and Super-Plants, what is most remarkable in them
Of immoveable Shell-fish, and of such as have local Motion; with Variety of Observations upon the rest of the Fish-kind in Salt and Fresh Waters
Of Serpents, the Crocodile, Lizard, Camelion, and others of the Scaley Tribe, which are Amphibious, and Inhabitants of the Land; and of Flying Lizards, etc, which seem to be the immediate Passage between the Fish and Bird kind
Of Birds and Fowls; as also of the Batt (or Fluttermouse), Flying Squirrels, etc, which seem to be the Passage between Fowls and Four-footed Beasts
Of Quadrupeds, or such Animals of the Viviparous Race, as have four Legs or Branches to their Bodies
Of Frogs, Toads, and such Creatures as are partly Animal and partly Insectal
Of Snails, Earth-Worms, Centipedes, Millipedes, Spiders and Insects without wings which may be stiled Irregular Insects
Of the Papilionaceous or Butterfly kind; and of Bees, Flies, and some others Observ’d with the Microscope
Explaining the Use of the foregoing Remarks, with several Observations relating To Climates.
[6] I come in the next place to treat of those Bodies which, like Plants, want Local Motion, but have such a Share of Animal Life as to afford them the Power of Sensation.
[7] They have (…) the Power of Flight, and generally perch upon Trees, which leads me naturally to treat of Birds in the next Chapter.
[8] I am led naturally to treat of such Creatures with four Legs, as are partly Animal, partly insectal, such as Frogs and Toads.
[9] A frog is a fish in its beginning.
[10] Tis a Creature which, if we take the Story of it right, partakes both of Insectal and Vegetative Life.
[11] If this is true, we may suppose that the State of Lobsters is partly Vegetable, partly Animal, for Vegetables have a Power of renewing their Boughs or Branches when they are broken or cut off.
[12] […] are really so many plants growing upon one another.