L’expression de l’émotion dans les épitaphes
de sépultures d’enfants.
Pour un corpus hétérogène : texte, image, objet

- Catherine Ruchon
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Fig. 19. Cimetière du Père Lachaise

Fig. 20. Cimetière de Lille, années 2000

Fig. 21. Cimetière de Thiais, années 1990-2000

Fig. 22. Cimetière des Batignolles, 2005

Fig. 23. Cimetière de Montparnasse, 2002

      L’idée d’un XIXe plus expressif, plus « bavard » sur la douleur, est aussi avancée par l’historienne Marie-France Morel 

 

A défaut d’une statue de marbre, on peut faire graver une épitaphe. Au XIXe siècle, les épitaphes deviennent extrêmement nombreuses, voire bavardes. Ces morceaux de prose ou de poésie disent bien la douleur des parents, associée à la figure consolatrice de l’ange. En voici un exemple, relevé dans la crypte de l’église San Miniato de Florence :
Ici repose Jean B. W…, enfant premier né enlevé à ses parents éplorés le 25 juillet 1862 à l’âge de 14 mois. Les anges nous l’avaient prêté, ils l’ont rappelé à eux plein de force et souriant à la vie. Dieu reçoive en son sein cette chère petite âme, notre joie – un instant – notre douleur toujours [41].

 

      Même s’ils se conforment à une certaine doxa, notamment celle qui assimile l’enfant à un ange, les parents « éplorés » laissent entendre que rien ne pourra apaiser leur douleur (« notre douleur toujours ») et semblent vouloir dénoncer le scandale de la mort d’un « premier-né » « plein de force et souriant à la vie ».
      A l’instar de ces stéréotypes textuels, on peut observer sur les tombes de nombreux stéréotypes visuels. Traditionnellement, l’expression de la douleur se faisait par des statues, les célèbres « douleurs » ou « pleureuses » (fig. 19). Elles sont typiques de la fin du XIXe et du début du XXe siècles. Au XXe siècle, les statuettes remplacent les statues. Parmi elles, on trouve de nombreuses statuettes d’ange. Dans le domaine funéraire, il existe un lien entre les métaphores textuelles et leurs prolongements visuels : les épitaphes comportent de très nombreuses références à l’ange, lequel est aussi représenté visuellement sous la forme de statuettes ou de sculptures plus imposantes. Les stéréotypes préexistent, apportant des « significations préalables » [42] qui vont guider notre interprétation. Les formules standardisées des inscriptions funéraires répondent donc aux stéréotypes visuels. L’ange, image traditionnelle de l’enfant décédé précocement, figure ainsi tant dans les sculptures (figs. 3 , 4 , 8 ) que dans les énoncés épitaphiers. La présence de l’oiseau est également récurrente (figs. 15  et 18 ). Elle dialogue alors avec ces énoncés, « Berce son repos de ton chant le plus doux » (fig. 15 ), « Fauvette chante lui ta plus belle chanson » (fig. 18 ). Le cœur modèle lui aussi les plaques funéraires et inspire les épitaphes qu’elles portent, « Tu vis en mon cœur pour toujours » (fig. 16 ).
      Si les données textuelles (épitaphes) sont au cours des siècles des data reproductibles (singularisées par les données onomastiques et temporelles) au faible coefficient d’émotion, les données visuelles peuvent elles aussi perdre leur impact émotionnel à force de reproductibilité (cœurs, oiseaux, anges…) et exprimer avec une moindre force les émotions et les passions. Devenue elle-même une figure imposée, reproduite, la représentation funéraire (ange, oiseau…) semble fonctionner comme un redoublement du stéréotype textuel. Mais si l’association d’objets et de textes est usuelle sur les tombes, certains objets marquent pourtant une rupture avec le texte.

 

Les stratégies de contournement des interdits : images et objets

 

      C’est par un moyen détourné que les parents endeuillés laissent parfois apparaître leur émotion. Ils recourent à des objets qu’ils posent à même la terre, sur les dalles funéraires, ou qu’ils accrochent d’une manière ou d’une autre. Ces objets deviennent dans certains cas supports d’écriture : pancarte en forme de cœur, galets… [43]. Le fait de mettre des objets familiers dans la sépulture est une pratique très ancienne. On pense bien sûr aux tombeaux égyptiens mais cette pratique existait aussi en France et concernait également les enfants, ainsi qu’en témoignent divers objets exposés au Musée de la Civilisation gallo-romaine, à Lyon. On a ainsi retrouvé dans des tombes d’enfants de différentes régions françaises (Lyon, Puy-de-Dôme, Rhône) des objets très divers : des médaillons de bois de cerf, de la monnaie percée, des clochettes, des statuettes en terre cuite (buste féminin, poule, oiseau, chien, enfant). Ces objets étaient enterrés avec les défunts. Aujourd’hui, ils sont exposés à la vue de tous. Ils peuvent être juste posés sur les tombes, exposés aux intempéries ou bien protégés par des sacs plastiques (fig. 20) ou des bocaux (fig. 21), piqués dans les fleurs (fig. 22), ou même accrochés dans les plantes (fig. 23)…
      En faisant partager l’intimité de l’enfant disparu et de sa famille, ces objets créent un effet de connivence avec les passants. Le texte taisant la souffrance, l’image et l’objet pourraient fonctionner comme des amplificateurs d’empathie, comme peut le faire par exemple une musique de film [44]. Dans cette perspective, image et objets formuleraient un contre-discours : là où les mots « assèchent » le sentiment et l’émotion par une exopathie (à entendre comme l’autonyme de empathie, tel que le définit Anne-Sophie Janus-Miller [45]), l’image et l’objet rendent visible et sensible la douleur, appellent l’empathie. Ces objets du quotidien, jouet ou doudou, déclenchent un mouvement de projection, tout comme la photographie d’un jeune enfant. Le visiteur de cimetière ne peut s’empêcher d’imaginer « ce qu’il aurait » ressenti si son enfant, réel ou non, était décédé. L’effet de projection fait se rencontrer deux espaces temporels : celui de la mort de l’enfant et celui du passant.
      La disparité entre tombes d’adultes (avec peu d’effets personnels) et tombes d’enfants ne peut pas être considérée comme relevant uniquement d’une variable sociolinguistique. Si l’on considère les photographies d’un respectable vieillard et celle d’un jeune enfant décédé, elles ne « disent » pas la même chose : la première montre un homme « défunt », c’est-à-dire au sens littéral qui a accompli une vie et dont on accepte l’issue, tandis que la seconde est la photographie d’un scandale, celle de la mort d’un enfant qui n’a pu accomplir sa vie, ce qui la rend inacceptable. L’utilisation d’objets, d’images, renvoie à la notion d’interpellation, déjà travaillée dans le contexte nécrologique par Marie-Laure Florea : l’interpellation dans les nécrologies a souvent un double destinataire, l’allocutaire apparemment interpellé (le disparu) et le public tiers (le lectorat du journal) [46]. De même, le fait que ces objets soient exposés (et non enterrés) montre qu’ils sont « adressés » (indirectement) à ceux qui ont la capacité de les « voir », c’est-à-dire aux visiteurs de cimetières, parents proches ou passants. Les objets funéraires auraient donc une double visée : celle de l’offrande, au sens anthropologique (offrande aux morts), et celle, illocutoire, rhétorique, de pathos (susciter l’émotion des passants et de la société dans son ensemble). Une interpellation peut être adressée à la troisième personne [47], contrairement aux définitions des grammaires où l’interpellation est souvent restreinte à l’apostrophe. La prise en compte des différents éléments environnementaux permet donc d’inscrire l’interpellation dans une perspective plus large que celle d’une co-énonciation centrée exclusivement sur les deux pôles locuteur-destinataire [48].

 

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[41] M.-F. Morel, « La mort d’un bébé au fil de l’histoire », Spirale 3/2004, no 31, pp. 15-34.
[42] M. Foucault, L’Ordre du discours, Op. cit., p. 49.
[43] S’intéresser à ce type d’objets peut étonner dans le cadre d’une approche linguistique. Je me place dans la perspective symétrique de Marie-Anne Paveau qui, à la suite de Bruno Latour, propose d’examiner aussi bien les sujets humains que les objets non-humains et considère que les unités non linguistiques font partie « d’un continuum entre verbal et non verbal, et non plus d’une opposition » (M.-A. Paveau, « Ce que disent les objets. Sens, affordance, cognition », Synergies Pays Riverains de la Baltique, N°9, 2012, p. 57, [en ligne]).
[44] Lire à ce sujet l’article de D. Morel, « Cinéma : L’art du brouillage par des procédés sonores », dans N. Andrieux-Reix (dir.), Frontières Du linguistique au sémiotique, Limoges, Lambert-Lucas, 2010, pp. 233-243, en particulier pp. 240-243.
[45] A.-S. Janus-Miller, « Robert Alrich, une caméra exopathique », dans Andrieux-Reix (dir.), Frontières Du linguistique au sémiotique, Limoges, Lambert-Lucas, 2010, p. 246.
[46] M.-L. Florea, « Interpeller l’absent. Le rôle de la convocation du disparu dans les nécrologies », Corela, L’interpellation, 2010 [En ligne].
[47] M.-L. Florea parle d’ « interpellation "non adressante" » (art. cit.).
[48] C’est la perspective de M.-A. Paveau dans « Norme, idéologie, imaginaire. Les rituels de l’interpellation dans la perspective d’une philosophie du discours », Corela, Numéros thématiques, « L’interpellation », 2010, [En ligne].