Pratiques intermédiales et transfrontalité
générique dans l’écriture de l’intime
au féminin
- María Dolores Picazo
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Fig. 3. A. Oberhuber, Corps de papier.
Résonances, 2012
Partant du caractère cryptique des Aveux non avenus (1930) de Claude Cahun, dont l’hermétisme provient aussi bien de la structure composite de l’œuvre que de la confusion générique de la voix narrative – tantôt masculine, tantôt féminine ou neutre –, Andrea Oberhuber explore les recoins et les points de fuite de l’ouvrage. Elle analyse la manière dont les fragments textuels et visuels révèlent les multiples facettes d’un sujet polymorphe qui repousse continuellement ses propres limites. Elle en conclut que cette écriture protéiforme, qui s’engage dans plusieurs genres, adoptant toutes sortes de tons et de rythmes, représente l’impossibilité de tout dire et de tout avouer de soi-même ; en tant que projet autobiographique, elle confirme donc sa vocation d’écriture « appelée au devenir et à l’inachèvement » (90).
Par une superposition semblable d’instances énonciatives, axée cette fois sur l’alternance d’une voix qui rapporte du passé une « souffrance incontrôlable » et d’une autre voix qui du présent traduit un certain bonheur, Leonora Carrington brouille dans En-bas (1973 ; 1ère éd. 1944) les limites entre la folie et la raison. C’est à travers le dédoublement de ces deux voix – qui métaphoriquement représentent aussi la dualité de l’intériorité et de l’extériorité du corps – que l’auteure réussit à découvrir les abîmes de sa mémoire et de son corps et, par là, à prendre conscience de son aliénation mentale ; après quoi, « la métamorphose [pourra] aboutir, et le « je » [sera] apte à se reconstruire » (95).
Dans L’Homme-Jasmin (1971) d’Unica Zürn, le dédoublement lui-elle repose sur le rapport domination-soumission. L’écrivaine, qui assume en général le pôle de la soumission par sa condition de patiente, réalise aussi une inversion des instances et, en conséquence, un renversement de sa condition de disciple soumis, lorsqu’elle voit en danger l’intégrité de son corps. A mesure que s’aggrave la santé psychique d’Unica Zürn, la narration cède la place à d’autres voix, sous forme de lettres, d’images et de calligraphies, qui traduisent la conscience de la nature hybride de son corps, à la frontière de la réalité perceptible et de l’imaginaire. C’est donc, par le biais du regard que la patiente projette sur elle-même, et par le jeu de miroirs qui s’établit entre le corps et les diverses formes d’expression artistique, que l’auteure parvient à la conscience de son corps hybride, dont l’image évoque également l’espace interstitiel où se situe l’esthétique zürnienne.
Dans les trois cas, la mise en place de ces stratégies discursives novatrices, contraires au récit autobiographique traditionnel, résulte d’une conscience nette de la perméabilité et de la « peaurosité » des genres. La vision fragmentaire et éclatée de soi, la superposition de voix narratives et les jeux d’identité entre les instances énonciatives appellent la notion de « transfrontalité », aussi bien générique qu’intermédiale, dont l’ouvrage d’Andrea Oberhuber lui-même fournit un exemple extraordinaire.
A cela contribuent, de façon singulière, les trois lettres qui complètent le chapitre, en ouvrant de nouvelles pistes que la réflexion analytique n’a pu révéler. A la manière d’échos sonores, les lettres adressées aux trois auteures antérieurement étudiées permettent de « se mettre au diapason avec l’autre et son œuvre (…), ouvre[nt] des fenêtres [et] donne[nt] lieu à des croisements d’idées inattendus » (153). Par son caractère fragmentaire et digressif et sa forme apparente d’échange conversationnel, la lettre procure une approche plus libre de l’auteure visée. Mais, c’est surtout par le rapport intime qu’elle implique et les nouvelles voies d’interprétation inter-textuelle qui en dérivent, que la lettre arrive à dévoiler les significations les plus secrètes des textes analysés.
La Maison étrangère (2002) de l’écrivaine québécoise Elise Turcotte fait l’objet de la troisième partie du livre. La dualité énonciative provient ici de l’alternance passé/présent, portée par la condition de doctorante d’Elisabeth, que les recherches sur le Moyen Age font plonger dans un passé mystique qui déclenche « ses interrogations sur sa propre place dans le monde actuel » (165). A ce va-et-vient temporel vient s’ajouter le thème de l’oubli, qui deviendra le leitmotiv récurrent, à travers lequel Elisabeth prendra conscience de son étrangeté par rapport à son corps et au monde.
Andrea Oberhuber parcourt avec minutie le chemin qui mène la narratrice du rejet total de son corps, résultant de l’abandon de son amant, à sa nouvelle réappropriation ; seul moyen, avec la sexualité, d’arriver à « maintenir le lien avec autrui, de rester humain et d’échapper à la solitude à l’état pur » (183). Le départ de Jim ayant provoqué chez Elisabeth le désir de se débarrasser de son corps, la narratrice semble se trouver à l’aise dans la dichotomie corps/âme, dérivée de ses recherches du Moyen Age. Dès lors, elle se voit partagée entre une quête spirituelle et une corporéité remarquablement sensuelle. Or, c’est grâce à la re-connaissance du corps, opérée par la re-découverte de documents médiévaux, qu’Elisabeth parvient à résoudre la dualité passé/présent. Dans ce contexte, l’insertion du Livre d’heures d’Elisabeth (Elise) – qui préfigure d’ailleurs celui d’Andrine (Andrea) quelques pages plus loin – s’avère extraordinairement pertinente.
Si Elisabeth trouve dans cette pratique une source d’inspiration qui la conduit finalement à l’écriture de ses pensées personnelles, Andrea Oberhuber, en résonance avec elle, recourt à l’écriture diaristique pour exprimer, sous une identité dédoublée à peine masquée, ses réflexions intimes au sujet de l’écriture, de sa condition d’expatriée ou de la solitude… S’y mêlent aussi d’autres voix, sous forme d’exergues ou d’intertextes filés, qui viennent parfaire enfin cet excellent travail de tissage sonore, dont la clé se retrouve à la fin de l’ouvrage : « Dire je ne va pas de soi » (205).
Appartenant aux formes paradigmatiques de la littérature de l’intime, le livre d’heures tout comme la lettre et le journal servent à Andrea Oberhuber d’espaces privilégiés pour montrer la perméabilité des frontières génériques dans ces écritures, où la notion de transfrontalité se révèle particulièrement intéressante. « Ecrire est une atteinte à la "peaurosité" des frontières entre ce que je juge dicible et ce qui me paraît indécent » (205).
Il convient aussi d’attirer l’attention sur la graphie que présentent les textes non-analytiques, reproduits avec un type d’écriture différent, ainsi que sur les photomontages d’Andrea Oberhuber, insérés dans son ouvrage de façon stratégique. La dualité et le dédoublement antérieurement évoqués, se retrouvent ici sous forme d’une mise en page différente, d’une alternance de photos en noir et blanc et de photos en couleurs ou dans leur disposition elle-même, souvent en symétrie, qui contribuent de façon remarquable à montrer la nature intermédiale de Corps de papier (figs. 2-4). Mais, cette composition en mosaïque, soutenue par un réseau de reflets et de résonances multiples, ne présente aucune fissure, même si les jointures de l’assemblage se montrent parfois. La puissance de la dynamique vectorielle du corps qui parcourt toute l’œuvre assure fermement son unité ; et, par ailleurs, ce sont souvent les points de jonction qui favorisent la cohésion de l’ensemble, par la sonorité expansive de leurs lignes de failles.
Cette double scène analytique et créatrice, mise en place par Andrea Oberhuber, et dans laquelle viennent s’enchâsser par moments d’autres voix, forme un ensemble choral original et novateur qui invite à la reconsidération des modèles de lecture critique, voire du littéraire même. Située dans l’entre-deux de la réflexion et de la fiction, du lisible et du visible, par la double condition d’écrivaines et d’artistes des auteures étudiées, Andrea Oberhuber propose elle-même une œuvre interstitielle qui réclame un regard à la fois panoramique et transversal.