Pratiques intermédiales et transfrontalité
générique dans l’écriture de l’intime
au féminin *
- María Dolores Picazo
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Dans le contexte général de la pratique intermédiale, qui soutient une grande partie de la littérature et de l’art modernes, les écritures de l’intime et de la mémoire constituent un espace privilégié pour tout processus d’hybridation, dans la mesure où l’excentricité et la fragmentation du moi moderne semblent réclamer sans conteste des formes d’expression perméables et décloisonnées. Partant de ce fait, Andrea Oberhuber propose dans Corps de papier, à la fois une réflexion approfondie sur un corpus de cinq femmes auteurs – dont trois artistes aussi –, qui jalonnent l’histoire de l’écriture du corps, et un exemple réussi de lecture critique, elle-même intermédiale.
La citation de Jean-Luc Nancy insérée en exergue (« Le corps est une enveloppe ») annonce autant la valeur nucléaire accordée au corps dans cet ouvrage que la multiplicité de voies/voix possibles pour l’aborder. « Dans une société du spectaculaire, le corps devient écran de projection, à la fois du désir et des fantasmes du soi et de l’Autre » (13) ; c’est sur ces jeux de miroirs, de regards réfléchis – parfois obliques, parfois enchâssés – que se développe le livre protéiforme d’Andrea Oberhuber.
Dans son chapitre introductif, l’auteure retrace l’histoire du corps féminin dans les Arts, depuis le XIXe siècle, et signale trois moments historiques privilégiés : les débuts du premier romantisme, les années 1930 à 1970 et le début du XXIe siècle. Sur ces trois périodes qui lui sont chères, Andrea Oberhuber greffe les trois axes thématiques qu’elle va développer dans ses analyses sur les cinq femmes écrivains qui font l’objet de sa réflexion et dans les textes de création personnelle qui les suivent. Ces lignes vectorielles sont constituées par la perception de l’étrangeté du corps, marqué par la différence sexuelle et raciale, chez Claire de Duras ; par sa métamorphose permanente, chez Claude Cahun, Leonora Carrington et Unica Zürn ; et par son acceptation définitive, comme lieu d’échange, grâce à l’action bénéfique de l’écriture et de l’art, chez Elise Turcotte.
Aucune volonté de retracer une chronologie de la conscience féminine du corps n’anime Andrea Oberhuber dans cette démarche. Son but vise plutôt une lecture radiale où, à ses réflexions « savantes » sur les œuvres de ces cinq femmes écrivains – « mosaïque précieuse de la corporéité féminine imaginaire » (16) –, viennent s’ajouter dans un jeu de résonances parfaitement accordé des « accompagnements » de Catherine Mavrikakis, Nicole Brossard et Verena Stefan, huit images – dont la plupart sont propres – et cinq textes de création personnelle. L’ensemble crée une symphonie à plusieurs voix enchevêtrées, qui permet une compréhension bien plus riche des écrivaines analysées, par le biais de cette approche multiple. Mais cet agencement polyphonique forme aussi une intéressante composition texte-image, dans laquelle la combinaison de l’écriture analytique et de l’écriture de création ouvre une variante moderne de la réflexion sur les écritures de l’intime.
D’autre part, cette ouverture du livre à des regards multiples, ainsi qu’à des formes d’expression différentes, opère une perméabilisation des frontières génériques et des langages artistiques qui s’accorde pleinement avec l’air du temps ; et ce, aussi bien du point de vue de la création artistique que de celui de l’approche comparatiste contemporaine, axée elle aussi sur l’hybridation. L’imbrication d’instances énonciatives et l’insertion d’images découvrent ainsi un nouvel espace de lecture métis et composite, placé dans l’entre-deux du lisible et du visible.
Or, cet enchevêtrement de voix qui se déploient et se répondent en écho engage le dédoublement de la voix d’Andrea Oberhuber, qui fait alterner, dans chacune des trois parties du livre, un discours analytique et un discours fictionnel sous forme de journal (Journal de Claire de Duras), de lettres (adressées à Claude Cahun, Leonora Carrington et Unica Zürn respectivement) ou de livre d’heures (Livre d’heures d’Andrina). A chaque fois, ces textes voisins de l’autobiographie prolongent la réflexion sur ces auteures, par la mise en place d’un dialogue de fiction qui permet l’ouverture à d’autres espaces d’échange que la seule réflexion ne saurait permettre. S’y inscrivent également des aveux personnels d’Andrea Oberhuber, au sujet de l’écriture, de ses goûts littéraires ou de son métier de professeur, qui contribuent à saisir toute la puissance expressive de la pratique intermédiale, particulièrement riche dans les écritures de l’intime. Mais, en dernière instance, cette pratique suggère aussi une reconsidération du littéraire lui-même, dans la mesure où elle réclame une lecture non linéaire qui facilite l’enchâssement naturel de tous les composants.
L’orientation des gender studies guide les analyses des cinq écrivaines. Ainsi, confrontant les deux romans de Claire de Duras, Ourika (1823) et Edouard (1825), à partir du schème de la différence et de l’altérité, Andrea Oberhuber met en relief la double tension de l’auteure entre les Lumières et le Romantisme, d’un côté, et « le centre et la périphérie » de l’autre, afin d’expliquer son oubli dans l’histoire littéraire.
Dans les deux cas, les héros ressentent l’étrangeté de leur corps, au sein d’une société dont les valeurs normatives excluent la différence et « s’érigent en obstacle de l’épanouissement de l’individu » (36).
Par la couleur de sa peau, Ourika est d’abord cruellement rejetée par la société cultivée qui semblait en principe l’avoir accueillie ; mais, pire encore, l’héroïne a tellement assumé le discours de la doxa qu’elle paraît accepter sa négritude comme une véritable maladie. Il s’ensuit que, au-delà du débat sur le racisme et l’exclusion sociale, Claire de Duras focalise surtout son récit sur les troubles identitaires qui en découlent pour l’héroïne, « conséquences psychiques et physiques de ce stigmate pour l’image de soi du personnage principal » (43).
Edouard est marginalisé par sa condition de roturier ; le rang social semble ici l’élément perturbateur de la différence, tout comme la couleur de la peau pour Ourika. Mais, dans ce deuxième roman, aux différences sociales se greffent aussi les rapports entre les sexes qui accordent toute l’intensité au drame durassien, par les confusions identitaires qui en résultent. Malgré sa sensibilité, Edouard ne peut accepter que Natalie de Nevers, exerçant son indépendance personnelle, renonce à sa condition noble pour l’épouser. Ce renversement de rôles souligne la confusion des sexes, au point de faire d’Edouard « un être quasi androgyne, capable de séduire une femme (…) elle aussi androgyne en quelque sorte » (48).
L’ambiguïté finale des deux récits – Ourika se réfugie dans un couvent et Edouard s’embarque pour l’Amérique – annonce, selon Andrea Oberhuber, le sens figuré des deux romans : « des tombeaux qui signalent la fin d’une ère, celle de l’aristocratie française » (49). Ce qui révèle, en même temps, la position de Claire de Duras dans l’entre-deux mouvant d’une transition entre les Lumières et le premier Romantisme, qui expliquerait, avec son choix d’un genre narratif « féminin » et sa condition de femme écrivain, sa disparition de l’histoire littéraire.
Les fragments d’un faux Journal de Claire de Duras, écrit par procuration différée, et l’« accompagnement » de Nicole Brossard qui clôturent ce chapitre déploient, par le biais de l’empathie poétique, toute l’étendue de la prégnance symbolique du corps dans l’écriture de l’intime.
Dans la seconde partie de son ouvrage, Andrea Oberhuber aborde trois sujets à la dérive, Claude Cahun, Leonora Carrington et Unica Zürn, dont la problématique identitaire adopte la forme de la fiction et de la métamorphose de soi. Dans les trois cas, une seconde activité artistique est exercée de façon permanente et parallèle à l’écriture et vient s’ajouter à la recherche autobiographique. La photographie, la peinture et le dessin, pratiqués respectivement par chacune de trois écrivaines, permettent un développement plus large de la quête identitaire qui dépasse les limites strictes de l’écrit, et montrent par là même la puissance expressive de la pratique intermédiale dans toute son étendue.
* A propos de l’essai d’Andrea Oberhuber, Corps de papier. Résonances. Avec des accompagnements de Catherine Mavrikakis, Nicole Brossard et Verena Stefan, Montréal, Nota bene, « Nouveaux Essais Spirale », 2012, 238 p. ISBN : 978-2-89518-442-3.