Quand le monteur est montreur :
« a gorgeous monster ».
Esthétique de la greffe. L’exemple
de Poor Things d’Alasdair Gray

- Liliane Louvel
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Fig. 10. A. Gray, Poor Things, 1993


Fig. 11. H. Gray, Anatomy Of The Human Body, 1918


Fig. 12. J. F. Gautier d’Agoty, L’Ange anatomique, 1746

      Les gravures rassemblées dans les notes proviennent de journaux illustrés du XIXe siècle. Elles sont de différentes natures : plan de quartiers de Glasgow, monuments célèbres, un fiacre comme celui dans laquelle le Général Blessington avait projeté d’enlever sa « femme droguée », Bella Baxter, et trois gravures illustrant la politique de l’Empire appliquée par les soldats britanniques.
      Ces trois dernières gravures sont le résultat d’un montage efficace qui, en réalité, leur appose un sous-titre qui vient « critiquer » l’image qu’il est censé « éclairer ». L’image semble authentique, les sous-titres révèlent la patte de l’éditeur. Ils minent l’opinion répandue alors et du point de vue du XXIe siècle jettent une nouvelle lumière sur les événements. Le montage opère donc bien ici une véritable « dys-position des images » dont la visée est la distance critique et la libération de la pensée face aux méfaits passés de l’Empire. C’est dans l’ajointement entre texte et image et la distance de l’anachronisme entre les deux que se glisse le sens.
      Les gravures étaient des moyens très répandus d’illustrer les journaux au XIXe siècle, la photographie restant encore trop onéreuse et difficile à utiliser dans des conditions difficiles comme en terrain militaire ou mouvementé. Les premières photos militaires semblent dater de la guerre de sécession (1861-65). Les gravures intégrées au cahier d’illustration des notes, sont censées dépeindre les hauts faits d’officiers britanniques dont le général Blessington surnommé « Thunderbolt » (coup de tonnerre) (le mari de Bella/Victoria). Ceci déjà révèle que les sous-titres introduisent un élément fictionnel en dépit du titre lui-même qui semble proche de ce qu’il devait être à l’époque : AUCTIONING LOOT IN MANDALAY AFTER BURMESE EXPEDITION, KING PREMPEH’S HUMILIATION et MURDER IN NORTHERN INDIA. Loot, humiliation et murder (pillage, humiliation et meurtre formule à double sens, qui a commis un meurtre ?) attirent pourtant l’attention du lecteur moderne. Les gravures mettent en scène des officiers britanniques dans des positions de domination : ils sont dépeints en contre-plongée debout, fièrement campés ou assis sur une estrade, alors que tous les autres (simples soldats et autochtones) sont debout. La première gravure montre la mise aux enchères du pillage de guerre en Birmanie afin d’arrondir la solde des soldats comme l’indique le sous-titre « "Thunderbolt" Blessington believes that the common soldier who preserves the peace of the Empire deserves more than mere wages » (PT 297) (« Blessington l’éclair » pense que le simple soldat qui préserve la paix de l’Empire mérite plus que sa solde). La seconde gravure (fig. 10) montre trois officiers sur une estrade devant lesquels se prosternent le roi et la reine-mère venant s’humilier devant leur vainqueur et embrasser ses bottes, « selon la coutume de leur pays » : KING PREMPEH’S HUMILIATION : « King Prempeh [made] abject submission in accordance with native custom. (…) They knelt and embraced the Englismen’s legs and booted feet, while the Ashantis looked on with astonishment at their King’s abasement » (PT 297) [15]. Le terme « abasement » trahit le jugement du rédacteur qui dénonce l’abaissement et l’humiliation infligées à autrui dans ce traitement qui le réduit à l’abject. Ce qui est renforcé par le détail que l’image ne peut que suggérer, le fait d’embrasser les jambes et les pieds bottés des vainqueurs. Et, bien entendu, le Général Blessington faisait partie du trio vainqueur. Mais après tout, ne s’agissait-il pas simplement de suivre la coutume du pays ? L’ironie se glisse dans le texte et vient contredire ou tout du moins dénoncer l’attitude des conquérants.
      La dernière gravure intitulée MURDER IN NORTHERN INDIA justifie a posteriori les faits d’arme du Général et les représailles massives conduites lors d’une expédition punitive menée contre une tribu dont on soupçonnait qu’elle avait tué un lieutenant. La preuve est ici fournie : le fusil du lieutenant est retrouvé dans la tombe du chef et brandi par un Indien qui sort un bras de la tombe profanée. Deux officiers à l’allure martiale contemplent la tombe tandis qu’un troisième est accroupi prêt à recueillir le fusil. Ils sont entourés de soldats indigènes en uniforme debout devant une tente dressée au pied de montagnes. La justification des représailles effectuées avant la preuve du crime : « conclusive proof that General Blessington had been right to burn the homes of the guilty tribesmen » porte témoignage de la cruauté et du mépris de justice dont ont fait preuve certains officiers de l’Empire châtiant avant de savoir.
      Les paragraphes ont été greffés sur les images incluant donc le Général Blessington et discrètement, mais implacablement, détruisant le message apparent de l’image. Loin de glorifier les officiers, ils apportent un contre-message contradictoire et opèrent un retournement de sens qui évoque aussi les procédés du post-modernisme ainsi que J. Rancière les a identifiés lorsqu’il parle du « retournement post-moderne » [16]. « Murder » s’applique alors tout aussi bien aux tribus civiles qui ont subi les représailles anticipées qu’au lieutenant dans l’exercice de ses fonctions. De ce fait, toute justification du pillage, de l’écrasement d’une rébellion, de meurtres est abolie. Ceci correspond bien au combat que Victoria a mené toute sa vie en défense des opprimés contre la sujétion et l’esclavage. A l’encontre du combat de l’autre Victoria, rejetée dans les marges de la fiction, repoussée du centre vers la périphérie.
      Ainsi l’histoire et la fiction sont mêlées ensemble : des documents authentiques sont dys-posés avec des textes critiques à la manière du montage, dénonçant la monstruosité du système impérialiste et colonisateur.
      Le fait que ces accusations implicites soient montées à la fin du livre, dans ses marges en fait, montre qu’il s’agit là d’une attaque oblique qui, cependant, est-ce que lit le lecteur en dernier et a force d’image et est investi de l’autorité de commentaire. Elles ont donc « le dernier mot ». Ce qui explique l’absence d’appels de notes servant à provoquer la surprise du lecteur. C’est bien l’un des buts de Gray, comme il l’a lui-même déclaré, ayant recours à l’attaque oblique, elles-mêmes faisant souvent appel aux images, afin d’entraîner la coopération et l’assentiment du lecteur.

 

It’s to make the books more interesting. The first books I enjoyed before I could read were picture books. We had a lot in the house and my parents read to me from them. Then of course as a child I enjoyed comics, and I started drawing quite early. So wanting to produce books that had many attractive features in them, I wanted the pictures to interest folk. I feel that is to be done by illustrations that do not show things that readers could imagine for themselves. You have to show something that’s a bit oblique [17].

 

      La fonction du montage est donc de montrer ce que le lecteur ne peut imaginer par lui-même, de le libérer de son asservissement à la fiction et à sa croyance et de l’amener à exercer son sens critique, à distinguer le vrai du faux. Gray construit une éthique du doute salutaire (Descartes avait déjà il y a longtemps prôné la force métaphysique du doute) et nous aide à re-considérer l’histoire et la littérature victoriennes du point de vue de notre époque afin de « critiquer » la mythologie et l’idéologie qui étaient les celles de l’ère victorienne.

 

I regard literature as being the memory of history. I don’t just mean history books, but the reality of the past is in the works of art that have survived, and in the stories and poems that have survived. Official history can only link these up. You learn more about the French revolution and French society from Stendhal’s Le Rouge et le noir, than from histories of revolution (…) But I regard the place of literature nowadays what it has always been. Our only way of knowing how we got here [18].

 

      Voilà une manière stimulante d’utiliser la nature monstrueuse et hybride de toute littérature fondée sur le montage et la fusion des éléments anciens (ici abondamment cités dans le livre lui-même) et de comprendre dans cet aller-retour entre histoire et fiction, dans leur interaction, comment nous en sommes arrivés là. La leçon d’anatomie du professeur Gray aide à aller au-delà de la chair des apparences. Il s’agit de toucher à la structure des événements et des relations humaines sous-jacentes. La figure préférée des spécialistes d’anatomie n’était-elle pas celle que l’on nomme l’ange anatomique avec ses muscles dorsaux que l’on pouvait déployer en forme d’ailes afin d’y aller voir ce qui s’y cachait ? (figs. 11 et 12). Un autre démontage et remontage d’un modèle didactique qui permet d’y voir et parfois « d’ouvrir Vénus » [19].

 

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[15] « [le Roi Prempeh] a dû faire acte de complète soumission selon la coutume de son pays. […] Ils [le roi et la reine] se sont agenouillés et ont étreint les jambes et les pieds bottés des Anglais, tandis que les Ashantis contemplaient avec stupeur l’humiliation de leur Roi » (ma traduction).
[16] Jacques Rancière, Le Partage du sensible, Op. cit.
[17] A. Gray, La Littérature ou le refus de l’amnésie, Op. cit., pp. 47-48 (c’est moi qui souligne, traduction plus haut).
[18] Ibid., p. 56. « Je pense que la littérature est la mémoire de l’histoire, non pas au sens des livres d’histoire seulement, mais à celui de la réalité du passé dans les œuvres d’art qui ont perduré. L’histoire officielle ne peut véritablement que faire le lien entre ces dernières. On en apprend davantage sur la Révolution française et sur la société française en lisant Le Rouge et le Noir que par les histoires de la révolution. […] J’accorde donc à la littérature actuelle la place qu’elle a toujours occupée, celle de montrer comment nous en sommes arrivés jusqu’ici » (tr. Marie Odile Pittin-Hédon, pp. 34-35).
[19] Hommage à Georges Didi-Huberman, Ouvrir Vénus, Paris, Gallimard, 1999. Voir la belle illustration de L’Ange anatomique de Jacques Fabien Gautier d’Agoty (1716-1785) (fig. 12) et celle de Henry Gray (fig. 11), reproduite dans Poor Things.