Quand le monteur est montreur :
« a gorgeous monster » .
Esthétique de la greffe. L’exemple
de Poor Things d’Alasdair Gray

- Liliane Louvel
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Fig. 5. A. Gray, Poor Things, 1993


Fig. 6. A. Gray, Poor Things, 1993


Fig. 7. A. Gray, Poor Things, 1993


Fig. 8. A. Gray, Poor Things, 1993


Fig. 9. A. Gray, Poor Things, 1993

      Tous ces éléments désormais classiques contribuent à l’apparence hétérogène du document et à l’esthétique « bricolée » du montage. Un fait comme souligné par de nombreux titres de chapitres tous liés à la notion de fabrication = MAKING ME, MAKING GODWIN BAXTER, MAKING BELLA BAXTER, ou de sous-titres « Making a Maniac » , « Making a Conscience »… A cela s’ajoutent la confrontation des récits et le rôle des notes ainsi que celui des images.
      Après l’introduction par A Gray, le lecteur suit donc les mémoires du docteur McCandless qui relate sa rencontre avec sa future femme et son amitié avec le Dr Baxter, grand chirurgien. Il livre sa version des faits, version fantastique de la fabrication de ce « gorgeous monster » que serait Bella/Victoria. La jeune femme est donc elle-même le résultat d’un bricolage, d’un montage d’emprunts (un cerveau importé dans une autre boîte crânienne, celle de sa mère, dure mère), ce que montre aussi l’oxymore dont elle est gratifiée. C’est également ce qui arrive aux deux lapins Mopsy et Flopsy, moitié-blancs moitié-noirs, qui figurent sur la couverture du livre et qui ont fait l’objet des expériences de greffe du chirurgien. Le monstre dûment assumé par les mémoires de McCandless suggère en sous-main le montrer du montage, et de l’exhibition. Ne partagent-ils pas la même étymologie : de monstrum : mauvais présage, monstre, difformité, et probablement aussi de monere : rappeler avertir ?
      Ces mémoires sont entrelardées de documents de diverses origines et statuts génériques qui narrent le voyage initiatique de Bella depuis Glasgow jusqu’à Alexandrie : une lettre de Wedderburn qui raconte son voyage fou avec Bella, une longue lettre de Bella donnant sa version différente des faits et relatant leur voyage en bateau et sa rencontre avec deux missionnaires, la découverte de leur idéologie colonialiste, et enfin leur retour à Glasgow en passant par Paris et l’internement de Wedderburn. Les lettres sont reproduites en italiques et dûment ponctuées de caractères majuscules comme des cris provenant du fond du texte, exhibant les états d’âme tourmentés des deux personnages. Mais le bricolage ne s’arrête pas là puisque le lecteur, ayant terminé les mémoires de McCandless, découvre une autre lettre de Victoria/Bella trouvée en même temps que le livre mais disposée à la fin de l’ouvrage afin de ne pas indisposer le lecteur.
      Cette « lettre adressée à la postérité » vient contredire le contenu de l’ouvrage de son mari, dont elle n’approuve pas la prose qu’elle qualifie de « an infernal parody of my life-story » (PT 273), ni les élucubrations dignes des pires romans gothiques : « morbid Victorian fantasy » (PT 273) relevant du « sham gothic » (PT 274), du gothique de pacotille. Victoria n’a jamais été retrouvée par le Dr Baxter, mais a rencontré ce dernier alors que, poussée par son mari d’alors, le Général Blessington, elle souhaitait subir une clitoridectomie puisqu’il trouvait ses demandes d’amour abusives et déplacées. Elle n’était pas enceinte du Général, et n’a épousé McCandless que parce que c’était pratique et qu’elle a pu s’appuyer confortablement sur lui. Elle dresse l’autoportrait d’une femme libre qui fait des études de médecine à une époque où c’était impossible, une suffragette qui soutient les socialistes Fabians, et milite contre toute forme d’injustices. Surnommée « The Bolshevik doctor », elle mourra âgée de 92 ans du point de vue de son corps et de 66 selon son cerveau. Ce qui vient une fois de plus à effectuer un retournement de la vérité et plonger le lecteur dans le doute. A noter que Mary Shelley est morte d’une tumeur au cerveau et Bella d’une attaque cérébrale.
      C’est là l’un des enjeux du livre dans son ensemble : provoquer un effet de distanciation en confrontant le lecteur à toute une série de retournements de sens opérés par des documents contradictoires, comme affrontés et provoquant un frottement sans résolution dialectique. Extraits de journaux, de romans, de lettres, dialogues, poèmes sont tous montés ensemble et contribuent à donner l’impression que la vérité est ailleurs et que tout discours est aussi valable qu’un autre. De ce point de vue, l’appareil de notes est remarquablement efficace comme nous le verrons.
      Les images contenues dans le livre, et qui y figurent d’un bout à l’autre, elles aussi relèvent du montage. Elles sont de diverses natures et jouent un rôle non négligeable dans « l’appareil de notes ». Gray n’a-t-il pas déclaré :

 

It’s to make the books more interesting. The first books I enjoyed before I could read were picture books. We had a lot in the house and my parents read to me from them. Then of course as a child I enjoyed comics, and I started drawing quite early. So wanting to produce books that had many attractive features in them, I wanted the pictures to interest folk. I feel that is to be done by illustrations that do not show things that readers could imagine for themselves. You have to show something that’s a bit oblique. In writing Poor Things, I discovered a Victorian anatomical textbook called Gray’s Anatomy, which had rather splendid black and white woodcuts of bodily organs and bones, and since my central characters are doctors and one is a surgeon, since it’s a partial re-telling of the Frankenstein story, I thought, « Oh good, I can use these as space-fillers at the end of chapters ». But that’s always added afterwards ? [4].

 

      Démontées hors de L’Anatomie du corps humain (1858) de Henry Gray (1821-1865), extraites de journaux du XIXe siècle, reproduite pour l’une d’entre elles par photogravure et dessinées pour illustrer l’ouvrage par William Strang/A. Gray, les images n’interviennent pas aux mêmes endroits et donnent ainsi au texte un iconorythme propre.
      Les planches anatomiques au dessin très fin de la gravure sur cuivre se trouvent en fin de chapitre (sauf pour les os et dents utilisés comme cadres au début) voire, plus rarement, en début de chapitre. Elles sont toujours en relation avec les phrases qui précèdent et sont comme désignées par elles puisque les chapitres les comportant se terminent sur des phrases de plus en plus courtes se terminant presque en pointe.
      Ainsi à « He stayed silent for the rest of the walk », correspond une hanche avec fémur. Une gravure de cerveau fait suite à :

 

explain that ? Why should I seek elsewhere for a compatible
brain when her body already housed one ?
But you need not believe this
if it disturbs you
(PT 20) [5].

 

      Deux vertèbres soudées ensemble illustrent la réunion de Baxter et de McCandless et trois vertèbres célèbrent celle des trois personnages comme illustré également sur la couverture :

 

Eventually I sat by Bella, embraced her waist and rested my head on her shoulder. She was not completely asleep, for she moved her body to let mine fit it more easily.
The three of us lay a long time
Like that
(PT 193) [6].

 

      La chapitre « The return » s’achève sur la question de Bella : « "Where is my child, God ?" she asked » suivie de la gravure d’un bébé engagé dans l’os du bassin de sa mère prêt à naître (fig. 5).
      Enfin, quatre illustrations méritent d’être signalées car le montage prend alors valeur érotico-anatomique. Le chapitre 11 se termine sur la gravure d’une langue à la suite de la notation d’un acte de parole : « He read aloud what follows ». La page suivante, juste en face, présente sous le titre : « WEDDERBURN’S LETTER : MAKING A MANIAC » la planche très précise d’un appareil génital masculin dûment encadré d’une large frise d’arabesques décoratives à la manière de William Morris. A ce montage correspond un montage parallèle au chapitre suivant. Le récit d’un discours qui conclut le chapitre 13 : « The following letter is given, not as Bella spelled it, but as Baxter recited it », est suivi de la même gravure d’une langue, à laquelle correspond la page suivante précédant le chapitre 14 : « BELLA BAXTER’S LETTER : MAKING A CONSCIENCE », surmontant la gravure d’un vagin détaillé avec ses lèvres, anus et mont de Vénus à la pilosité bouclée (figs. 6 et 7). C’est bien le montage qui met en relation les deux gravures et leur contenu érotique dans un livre où l’héroïne semble jouir d’une sexualité sans retenue. Les images suggèrent ici ce que la bienséance commande de taire dans ce type d’ouvrage « victorien ».
      Les gravures de W. Strang, quant à elles, sont distribuées dans l’ouvrage et concernent essentiellement les portraits des personnages, plus proches de la caricature que du mode réaliste. Celle de Bella mérite l’attention : elle pose en Mona Lisa devant un paysage écossais loin de celui de la Toscane de Vinci, avec estuaire, usines qui fument, montagnes et port maritime comme à Glasgow. Elle est affublée de ce qu’elle appellera un chapeau à la Gainsborough, chose qu’elle critique sévèrement et porte sur l’épaule une sorte de châle roulé au tissu « écossais ». Le titre du portrait « BELLA CALEDONIA», est un hommage à l’Ecosse (fig. 8).
      Une photogravure reproduit la lettre de Bella envoyée à Baxter à la suite des événements d’Alexandrie qui l’ont plongée dans le désarroi et ont éveillé sa conscience (d’où le titre du chapitre). Confrontée à la misère et, en particulier, à celle d’une petite fille portant un bébé et faisant l’aumône, chassée par les anglais assis confortablement sur une véranda, elle relate l’événement et est scandalisée par l’attitude arrogante et inhumaine des missionnaires qui l’accompagnent et n’hésitent pas à justifier la domination des pays conquis par la supériorité de la civilisation britannique et de l’intelligence de ses ressortissants. La « photogravure » de la lettre montre des paragraphes déchirants écrits dans un anglais d’enfant puisqu’elle ne sait pas encore bien écrire avec des gribouillis et des lettres déformées et énormes avec des taches dues à des larmes versées. « Whi did yoo not teech mee politics God ? » écrit-elle à Baxter qui déchiffre la lette pour McCandless. La lettre reproduite engendre un effet de réel et ressemble à des dessins de Cy Twombly (fig. 9). Les griffures des lettres qui ont percé le papier et les brouillages des larmes font que « le message est dans le medium » pour suivre McLuhan.

 

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[4] A. Gray, La Littérature ou le refus de l’amnésie [Literature against Amnesia], trad. Marie-Odile Pittin-Hedon, Avignon, Editions universitaires d’Avignon, 2010, pp. 47-48 pour l’anglais (c’est moi qui souligne) : « Elles sont ajoutées pour rendre le livre plus intéressant. Les livres qui m’ont vraiment plu, avant même que je sache lire, étaient des livres illustrés pour enfants. Nous en avions beaucoup, et mes parents me les lisaient. Bien sûr, plus tard, je me suis passionné pour les bandes dessinées. J’ai aussi commencé à dessiner très jeune. Et donc, lorsque j’ai voulu produire un livre qui serait le plus attractif possible, j’ai introduit des images, des dessins pour satisfaire les lecteurs. Mon sentiment est que, pour être intéressantes, les illustrations ne doivent pas montrer directement ce qui est écrit. Il faut un point de vue légèrement décalé. Lorsque j’écrivais Pauvres créatures, mon sixième roman, un pastiche des romans du dix-neuvième siècle qui raconte l’histoire de Bella (également nommée Victoria) McCandless, ressuscitée d’une mort cérébrale après son suicide par un chirurgien génial greffant le cerveau du fœtus qu’elle porte dans sa propre boite crânienne, j’ai découvert un manuel d’anatomie datant de l’époque victorienne, intitulé Gray’s Anatomy. Les planches en noir et blanc des organes et des os du corps humain étaient splendides, et comme mon livre raconte l’histoire de plusieurs docteurs, dont un chirurgien, et qu’il est aussi en partie une reprise de l’histoire de Frankenstein, je me suis dit que j’allais m’en servir comme illustrations à la fin des chapitres, pour remplir la page. Mais tout cela c’est toujours ajouté après coup » (tr. Marie-Odile Pittin-Hénon, p. 24).
[5] « expliquer cela ? Pourquoi aurais-je cherché ailleurs un cerveau compatible/alors que son corps en contenait déjà un ? /Mais vous n’avez pas besoin de le croire si cela vous dérange » (ma traduction).
[6] « J’ai fini par m’asseoir près de Bella, j’ai enlacé sa taille puis j’ai posé ma tête sur son épaule / Elle n’était pas complètement endormie, car elle a bougé son corps pour que le mien s’ajuste encore mieux au sien. / Tous les trois nous sommes restés ainsi pendant longtemps. Comme ça » (ma traduction).