De l’art séquentiel à l’art ludique
- Thierry Groensteen
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Les représentants de l’art ludique qui ont droit à une présentation détaillée dans le livre de Kriegk et Launier sont, entre autres, Peter de Sève, Sylvain Chomet, Geof Darrow, Joann Sfar (au titre d’Autochenille Production), Hayao Miyazaki et le Chinois Benjamin. La galerie Arludik a aussi travaillé avec Tim Burton, Jacques Tardi, Giger, Liberatore ou encore Jirô Taniguchi. Nombre de ces dessinateurs ont surtout travaillé à des réalisations collectives, concevant l’univers visuel de films à grand spectacle (Star Wars, la série des Alien), de longs métrages d’animation (Shrek, L’Age de glace) ou de jeux vidéo (Tomb Raider). La pratique de la bande dessinée et celle de l’illustration apparaissent, au contraire, comme plus solitaires.
Le commun dénominateur à ces artistes, c’est que tous dessinent. Kriegk et Launier veulent montrer qu’à la base des grands divertissements populaires contemporains, il y a toujours le dessin.
Dans Naissances de la bande dessinée, Thierry Smolderen notait que la bande dessinée s’était forgée, historiquement, « dans le laboratoire du dessin humoristique au contact de la société, de ses médias, de ses images et de ses technologies » [14]. D’ailleurs la presse du XIXe n’opérait pas de distinction nette entre ce qui relevait du cartoon, de l’illustration, du rébus, de la bande dessinée, toutes ces formes participant alors d’une même culture de l’image encore peu différenciée.
Kriegk et Launier tentent de faire émerger, dans l’industrie contemporaine de l’entertainment, et à l’heure où éditeurs et producteurs partagent la même foi dans le cross-média, un autre amalgame, un autre « complexe » de domaines d’expression, une autre configuration : cinéma, jeux vidéo, mangas, bande dessinée et illustration [15].
En montrant que la genèse des films à grand spectacle et des jeux vidéo passe nécessairement par le dessin, ils réinstaurent ce dernier, peut-être sans le savoir, dans un statut qui était le sien autrefois. Giorgio Vasari, le grand historien de l’art de la Renaissance, voyait dans le dessin le père des trois grands arts de son temps, soit la peinture, la sculpture et l’architecture. Il écrivait : « Celui qui maîtrise la ligne atteindra la perfection en chacun de ces arts, par la pratique et la réflexion ». A cette époque, le dessin était considéré comme « l’organe de la pensée à l’œuvre ». Et la scission des arts considérés comme majeurs et des arts réputés mineurs était déjà consacrée : les trois domaines de la création que Vasari désignait comme les arte del disegno coiffaient tous les autres, ils représentaient l’aristocratie de l’art.
Dans le contexte de l’ « art ludique », le dessin retrouve une sorte de statut fondamental, il est de nouveau à la base de réalisations artistiques diverses. Seulement – dans la mesure où cette distinction a encore un sens – on rangerait plutôt les réalisations en question du côté des arts mineurs. Il s’agit d’ailleurs d’une position revendiquée comme telle (non sans ambiguïtés et contorsions du discours, dans le détail desquelles je ne souhaite pas entrer ici). Car la notion d’art ludique, dans son intitulé même, assume sans complexe le fait que, dans la culture du divertissement qui est désormais la nôtre, c’est le second terme qui est important : il ne saurait être question de se cultiver ou de s’élever l’âme, mais seulement de se procurer du plaisir, du fun, de l’évasion – ou même, pourquoi pas, de s’abandonner à une forme de « folie » post-töpfférienne. Par ailleurs, elle laisse entendre insidieusement que l’art traditionnel, celui qui relève de la « Grande Culture », de la culture « sérieuse », est forcément ennuyeux. Car s’il existe un art ludique, c’est nécessairement qu’il y en a un autre qui, lui, ne l’est pas.
Les auteurs de bande dessinée n’ont, à mon avis, pas grand-chose à gagner à cet amalgame. En effet, dans cette perspective, ils ne sont plus du tout considérés comme des auteurs, justement, mais comme de simples « fabricants d’images ».
Une même « définition » peut-elle à la fois convenir pour des bandes dessinées d’auteur, expressions d’une individualité, souvent faiblement diffusées et affichant désormais, à travers la catégorie du roman graphique, des prétentions à constituer une littérature, et pour une bande dessinée de divertissement conçue comme un art « collectif et collaboratif » [16], voué à la diffusion de masse ? S’agit-il de tendances de la création occupant les deux extrémités d’un large spectre ? Ou seulement d’arguments tactiques échangés dans une bataille d’image et, en somme, d’une question de positionnement culturel ?
Les promoteurs du concept d’art ludique font mine de redistribuer les cartes, mais ils retombent finalement sur une terra tout à fait cognita :
« L’art ludique », écrivent-ils, « raconte toujours une histoire. Quel que soit le support qui exprime cette histoire, il associe le verbe et l’image. C’est "l’art séquentiel" imaginé par Will Eisner : les images s’enchaînent pour former une séquence écrite par un scénariste. Cette formule imaginée pour la bande dessinée s’applique aussi au cinéma et au jeu vidéo [17].
Pour les raisons que j’ai dites, les mots d’art ludique ne peuvent pas être vus uniquement comme des habits neufs pour habiller une idée ancienne. Pourtant, il semble bien qu’au travers de cette catégorie nouvelle, l’empire de la séquentialité continue de s’étendre.
[14] Naissances de la bande dessinée, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2009, p. 7.
[15] Cette configuration rappelle celle déjà proposée en 2008 par l’Art Gallery de Vancouver, à l’occasion de son ambitieuse exposition Krazy !, dont le catalogue porte en sous-titre : the delirious worlds of anime + comics + video games + art. Les organisateurs entendaient ainsi rendre compte, dans une optique interdisciplinaire, de la « culture visuelle contemporaine », et n’hésitaient pas à proclamer (en quatrième de couverture) que les disciplines ainsi fédérées correspondaient aux formes d’art qui allaient dominer le nouveau siècle (voir Krazy !, Vancouver Art Gallery / University of California Press, 2008).
[16] Art ludique, Op. cit., p. 105
[17] Ibid., p. 107.