De l’art séquentiel à l’art ludique
- Thierry Groensteen
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      J’observe, en premier lieu, que cette remise en perspective de l’œuvre töpfférienne ne touche, somme toute, qu’à un point mineur. Après tout, les sentiments que Töpffer lui-même entretenait à l’égard de ses albums d’histoires en estampes ne changent strictement rien à leur qualité ni à leurs aspects objectivement innovants, pas plus qu’ils n’affectent l’histoire de leur réception et leur influence historique.
      Si la thèse défendue par Smolderen est intellectuellement stimulante, comme toutes les propositions paradoxales et à contre-courant de l’opinion dominante, elle me laisse pourtant, je dois l’avouer, profondément sceptique.
      Passons sur le fait que Töpffer ne mentionne Lessing dans aucun de ses écrits. A cet argument, Smolderen rétorque qu’« il avait certainement de bonnes raisons "stratégiques" de ne pas attaquer frontalement un penseur aussi généralement admiré », ce qui est bien possible, après tout.
      Mais il suffit de lire les albums du Genevois pour ressentir une véritable jubilation, dont on a bien du mal à imaginer qu’elle puisse relever d’une volonté démonstrative et polémique ; elle procède plutôt, comme l’auteur lui-même le notait, des « plus fous caprices » d’un esprit de fantaisie remarquable. Quant à leur message, là encore, rapportons-nous en aux propos de l’auteur : « deux ou trois [de ces livres] seulement s’attaquent à des travers, ou taquinent des extravagances » [12]…
      Nous avons des témoignages d’anciens étudiants de la pension Töpffer qui, alors qu’ils étaient à l’étude sous la surveillance de leur maître, et que ce dernier en profitait pour travailler à ses histoires en estampes, l’ont vu plus d’une fois partir dans de grands éclats de rire, réjoui de ses propres trouvailles. Ce n’est pas là l’état d’esprit de quelqu’un qui se contraint à utiliser un langage qu’il réprouve, mais au contraire celui d’un artiste qui a trouvé sa « bonne forme » et s’y adonne avec bonheur.
      En outre, si Töpffer avait « inventé » la bande dessinée moderne pour illustrer une impasse intellectuelle, il est vraisemblable qu’il se serait contenté de marquer le point en réalisant une histoire et une seule, et qu’il se serait arrangé pour rendre son propos plus explicite, soit dans l’album même, soit dans la présentation et le commentaire publiés séparément (Notice sur Mr Jabot). Au lieu de quoi il a publié sept albums (nombre qui aurait été porté à huit si le manuscrit de Mr Tric-Trac ne lui avait pas été volé, et qui aurait été encore plus élevé s’il avait eu le temps et une vue suffisante pour mener à bien les autres projets au sujet desquels il nous reste quelques feuillets dessinés ou des notes préparatoires). Ce faisant, il négligeait son œuvre d’écrivain, qui aurait sans doute compté plus de nouvelles, de romans et d’écrits divers s’il ne s’était voué avec autant de constance et d’enthousiasme à accumuler les histoires en estampes, genre où, selon ses propres termes, « il y a prodigieusement à moissonner ».
      « Dans une lettre à César-Henri Montvert, datée du 16 mars 1831, Töpffer se définit d’ailleurs comme « pédagogue de son métier, dessinateur par goût, auteur par occasion », ce qui fait assez clairement entendre que son œuvre de dessinateur lui tenait particulièrement à cœur.
      Quand il lui arrive de parler de ses albums comme de « folies », ce n’est pas pour les déprécier. Non seulement il y entre de la coquetterie, non seulement c’est une posture tactique visant à désarmer les pédants et les « bégueules » en devançant leurs critiques, mais le terme, il me semble, ne vise pas tant la forme des albums que leur contenu : des personnages ridicules, menés par une idée fixe, des péripéties bouffonnes. Cela ne disqualifie en rien la littérature en estampes comme telle. Si Töpffer se plaint que les contrefaçons médiocres d’Aubert risquent de « tuer le genre », c’est bien qu’il rêve pour lui d’un avenir et qu’il ne supporte pas de voir cette forme nouvelle aussitôt dégradée. Et le terme même de folie prend même une connotation tout à fait positive quand c’est un de ses correspondants qui le lui retourne :

 

[M. Vieux-Bois] a quelque chose de si inopiné, il déconcerte et dépasse tellement toute prévision, sa folie est si franche et sa jovialité de si bon aloi (…) que, partout où le besoin de donner au fardeau de la vie la secousse du rire [se fait sentir], M. Vieux-Bois est assuré de l’accueil le plus empressé (lettre d’Alexandre Vinet à Töpffer, le 28 juin 1837).

 

Non vraiment, il m’est impossible d’adhérer à cette conception d’un Töpffer masochiste, investissant autant d’énergie dans une forme en laquelle il n’aurait pas eu foi. Et même s’il était avéré que Töpffer professait des idées opposées à celles de Lessing, je ne croirais pas, pour autant, que son œuvre de dessinateur relevait tout entière d’une démonstration par l’absurde.

 

Une redistribution des cartes

 

      Si, à ce qu’il semble, la question de savoir si la bande dessinée doit ou non être définie comme un art séquentiel fait encore et toujours débat, c’est sans doute que la notion de séquentialité appelle des précisions, particulièrement sur le point de savoir si elle peut être rabattue sur celle de narrativité. Je me suis, pour ma part, suffisamment exprimé sur le sujet dans Système de la bande dessinée 1 et 2 pour ne pas y revenir ici.
      Mais il est bien possible que cette notion même d’art séquentiel, qui est ce que la vulgate a retenu de McCloud, soit prochainement concurrencée, voire détrônée, par une autre appellation. En tout cas, la bande dessinée tombe désormais sous le coup de la notion d’art ludique, introduite par les galeristes Jean-Samuel Kriegk et Jean-Jacques Launier dans un ouvrage récent [13]. Evidemment, leur livre ne vise pas à proposer une nouvelle définition de la bande dessinée, mais bien à faire émerger, au sein des arts graphiques, un « véritable courant artistique contemporain » dont la bande dessinée, nous dit-on, est partie prenante. Cependant l’appellation proposée nous interpelle, dans la mesure où elle invite à envisager le média par un tout autre bout, et le reconfigure selon une tout autre problématique.

 

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[12] Essai de physiognomonie, chapitre troisième.
[13] J.-S. Kriegk et J.-J. Launier, Art ludique, Paris, Sonatine, 2011. Les auteurs ont créé la galerie Arludik à Paris, en 2003.