Malédiction et Renaissance :
lectures imagées de la ville du nord

- Gabriel Gee
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      Abel est bien le berger, qui guide jusqu’après sa mort son disciple à travers les méandres organisationnels de la production de l’exposition « Cent ans d’africanisme » – une exposition fictive qui sert la poétique de Liverpool, marée haute en synthétisant un pan de l’univers muséal et culturel de Liverpool au tournant des années 1990 [46]. Il relie les images entre elles et assure la navigation du monde à travers elles. Pourtant, Abel met en doute sa propre vision au cours du récit. Il émet d’abord des réserves quant à la pertinence d’exposer les arts africains : « De toute façon, c’est une Afrique du passé que nous allons exposer, Finlay, elle sera exotique à souhait… juste un masque… pour cacher la misère ou la richesse du présent » [47]. Dans La Fin des paysages, Martin Finlay relate les tentatives d’immersion du commissaire au sein de l’Afrique que véhiculent les pièces qu’il va exposer. Assis en tailleur et portant un masque-casque, le commissaire tente de se glisser dans l’envoûtement des rites en écoutant des chants africains et en projetant quelque film ethnologique muet [48]. Sans succès.

 

Et il décida (…) qu’il ne garderait de l’Afrique que la beauté des galbes, l’équilibre des volumes, la vérité expressive des formes, la fonction symbolique de ses sculptures et de ses masques et que la préparation de sa grande exposition serait paradoxalement une retraite ou un moyen de se préserver d’un univers qui le déconcertait et l’affolait parce qu’il n’en déchiffrait aucun signe objectif et concret [49].

 

L’approche formelle et scientifique demeure stérile, en cela qu’elle ne parvient pas à convier le vivant, mais au contraire enferme les objets et les arts dans l’espace de contemplation anesthésiant du musée. Les arts d’Afrique demeurent des « trophées de l’empire », pour reprendre le titre d’une exposition critique organisée par l’artiste Keith Piper à Hull, Bristol et Liverpool [50].
      A l’envers de la médaille se dessine la silhouette du frère d’Abel, Jason. Figure hybride, du guérisseur, Jason est aussi figure de Caïn, père des arts, « le forgeron, celui qui était Numu Bala, ou celui qui avait pour lui les génies de l’eau et du feu » [51]. C’est lui sans doute l’homme au panama qui soustrait les trois masques après l’accident du port et attise la colère des dockers. Jason habite les entrailles des docks, là où les ouvriers travaillent encore et où il se mêle à la communauté africaine et caribéenne. Il est « géographe et géomètre, géologue et arpenteur du sol » [52] peintre et sculpteur, celui qui écrit sur le sol et auquel tous les matériaux conviennent pour agencer le réel. En somme, il est à l’image d’un art africain non assujetti à l’Histoire héritée du passé colonial, et d’un art contemporain vivant qui se refuse à être empaqueté pour une consommation ’à distance’.
      La grande question de politique culturelle ranimée par le changement paradigmatique des politiques thatchériennes, ce serait « l’art pour qui, pour quoi ? ». Depuis 1945, l’investissement public dans la sphère artistique est géré en Angleterre par un organisme indépendant, le conseil des arts, qui redistribue les subsides de l’Etat aux acteurs du champ artistique national. Il est rapidement infiltré par les alliés du gouvernement conservateur au début des années 1980. Ces derniers impriment à sa ligne conductrice la vision instrumentaliste, libérale et romantique du gouvernement. La culture est un investissement, et ses employés se doivent de respecter les mesures d’efficacité et de rentabilité économique et sociale promues par l’ordre nouveau. Cette vision, physiquement et symboliquement concentrée dans l’ouverture de la Tate Gallery et l’exposition « Cent ans d’Africanisme » (représentatifs de la période précédant la chute de l’empire), cherche à bâtir une société où les forces collectives associées aux industries traditionnelles sont inéluctablement vouées à disparaître. Dans L’Emploi du temps, Jaques Revel note au fur et à mesure qu’il écrit son journal le nombre croissant d’incendies qui se déclarent dans la ville. Ceux-ci reflètent le mal qui couve au cœur de la ville du nord, comme la haine qu’il nourrit à son égard [53]. A la fin de l’enquête de Martin Finlay, le coup porté aux forces conservatrices qui veulent muséifier les arts et raser le vivant, s’apparente à l’embrasement du musée et de son exposition inaugurale.

      L’emprise d’un crime originel unit le destin de Bleston, Belli Civitas, et Liverpool, liver-pool, la ville prométhéenne étant ici préférée au mot de Carl Jung qui y voyait une source de vie (life-pool). Les arts de la forge, du métal et de l’industrie président au mal qui nourrit la croissance de Bleston, synthèse des conurbations du nord de l’Angleterre, et quintessence de l’urbanité industrieuse. Le vitrail de Caïn concentre tout à la fois la damnation et la fortune de la ville. Quant au sang qui s’écoule sur le quai du port de Liverpool, il dénonce un passé criminel, qu’on voudrait à tout prix encadrer et conserver à travers les voluptueux paysages d’Orient hérités de l’histoire impériale. Les représentations travesties de l’Orient ne peuvent désormais plus voiler sa présence vivante au coeur même de la ville. Cette tache rouge qui s’épand sur le sol, c’est également celle de la saignée opérée par la désindustrialisation accélérée et politiquement orchestrée des années 1980. L’instrumentalisation des arts à des fins économiques est condamnée par les masques d’Afrique qu’on voulait pendre aux cimaises et qui s’évadent pour réclamer leur capacité à interagir et exister au delà de la représentation. Le temps peut s’employer et se déplier dans une journée, un mois ou une année, tout autant qu’entre le soleil rêvé de Crête et la pluie continue de Bleston. De même, les paysages d’Orient comme de la mer d’Irlande peuvent toucher à leur extinction physique, leur fin et mort organisées par le redéploiement économique et le canevas culturel de la représentation venue remplacer le réel, comme rechercher une fin téléologique, une ressource et une finalité alternatives, à même d’éclairer l’ambiguïté poétique du présent.

 

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[46] L’exposition inaugurale de la Tate of the North fut l’exposition Starlit Waters. On trouve une exposition d’art africain du XXe siècle à l’été 1994.
[47] L. Lang, La Fin des paysages, p.135 .
[48] Ibid, pp. 130-131.
[49] L. Lang, Liverpool marée haute, p. 250.
[50] Trophies of empire, Merseyside Maritime Museum Liverpool, Willberforce House Museum, Hull, Bluecoat Gallery, Liverpool, Ferens Art Gallery, Hull, Arnolfini, Bristol, 1994.
[51] L. Lang, Liverpool marée haute, pp. 238-245.
[52] Ibid, p.245.
[53] G. Raillard, « De quelques éléments baroques dans le roman de Michel Butor », art. cit.