Malédiction et Renaissance :
lectures imagées de la ville du nord

- Gabriel Gee
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       « L’ancienne Cathédrale de Bleston est célèbre par son grand vitrail, dit le Vitrail du Meurtrier… », ainsi commence « Le Meurtre de Bleston » [11]. Le vitrail du meurtrier, célèbre dans le pays entier mais ignoré des habitants de la ville, est présenté comme une œuvre du XVIe siècle attribuée à des maîtres français, trônant au cœur de l’ancienne cathédrale de la ville, et consacrée à Caïn et sa descendance. Il illustre le passage de la Genèse introduisant le premier meurtrier de l’humanité [12]. Au centre du vitrail, Caïn tue son frère Abel. Sur les panneaux adjacents, on observe la figure de Caïn laboureur, l’offrande d’épis et de fruits, dont la fumée retombe sur Caïn à l’instar « des vapeurs brunes » de Bleston, Caïn marqué par le Seigneur, la fuite avec sa femme Themec. Enfin, Caïn est représenté en maçon, constructeur de villes, bâtisseur d’une cité dont la représentation précise est inspirée de la Bleston du temps passé et peuplée de sa descendance : Yabal, ancêtre des tisserands, Yubal, ancêtre des musiciens, et Tubalcaïn, « ancêtre de tous ceux qui travaillent les métaux, les tenailles dans la main gauche, tenant une roue sur l’enclume » [13]. L’ecclésiastique guidant Jacques Revel lui rappelle que « l’artiste honorait en Caïn le père de tous les arts ». Et sans doute l’artiste célébrait-il plus particulièrement en Caïn, le père des artes mechanicae qui firent autour du coton et de l’acier, la fortune des entrepreneurs victoriens du nord de l’Angleterre [14]. Dans le sillage du meurtre originel, Bleston est désignée comme ville maudite aux cotés de Babel, Sodome, Babylone, et la Rome impériale.
      Ce vitrail de Caïn, qui éclaire dans L’Emploi du temps la faute originelle sur laquelle reposent les fondations et les ressources de la ville du nord, est au cœur d’une intertextualité qui se double d’une intervisualité à la fois interne au récit, et trouvant un prolongement dans le devenir spécifique de Liverpool saisi à la fin du XXe siècle par Luc Lang [15]. Les images-objets comme les images verbales renvoient et se superposent les unes aux autres. Le vitrail est en effet incrusté au sein de l’intrigue du « Meurtre de Bleston », et l’image du meurtre d’Abel dédouble celle de la mort de Johny Winn, le joueur de cricket retrouvé gisant « dans la nouvelle cathédrale sous le croisement des jubés » [16], et du fratricide Bernard Winn abattu « par Barnaby Morton dans l’ancienne cathédrale parmi les taches rouges que projette le Vitrail de Caïn » [17]. Cette image originelle du « meurtre de Bleston » qui commande l’environnement réel de Jacques Revel, se répercute dans l’accident du Port Harcourt de Liverpool marée haute. Les tableaux orientalistes du XXe siècle, production d’une distinction prisée des fortunes industrielles et commerçantes du nord, abattent le vivant qui se trouvait là, en laissant le rouge d’une tâche de sang attirer l’œil du spectateur. Cependant, avant de réfléchir aux enjeux des images-objets pour la ville du nord telles qu’elles sont insérées dans l’imagerie textuelle des récits, il convient d’évoquer le poids qu’elles exercent sur les filiations personnelles des hommes.

 

Le musée des beaux-arts et la lecture des filiations

 

      Ce premier module d’images qui surgit tant chez Butor que chez Lang à l’ouverture du récit campe la ville du nord au cœur d’une pollution. Les arts de l’industrie obscurcissent et condamnent le présent de Bleston. Les toiles de l’Orient fantasmé et les masques africains s’écrasent au sol de Liverpool dans une mare de sang. Dans un second temps, un module d’images complémentaire reflète l’écheveau des relations humaines qui s’insèrent au cœur de la ville. Pour Jaques Revel, l’ensemble qui guide son enquête est une série de dix-huit tapisseries illustrant la vie de Thésée. Martin Finlay cherche pour sa part à éclairer la présence d’un portrait de femme découvert dans le bureau d’Abel Manson. Cette trame le mène à se réapproprier l’art de son ancien mentor, consistant en la définition des justes juxtapositions. Le directeur de la Walker Art Gallery interrogeait sans cesse la disposition des œuvres aux murs du musée, travail d’écriture comme de lecture ; devant les toiles, Abel Manson « leur parlait pour ensuite, silencieux et digne, écouter les maîtres et contempler les œuvres avant que ne s’énonce, me soufflait-il, un jugement de Salomon sur les véritables filiations » [18]. Les filiations qui se peignent dans les images et entre les images redoublent les liens existant entre les protagonistes du récit. Le présent s’agence alors sur la surface que forment le musée et ses collections des temps passés.
      Jacques Revel découvre par hasard les tapisseries Harrey au musée de Bleston. De nombreux commentateurs ont relevé le rôle structurel joué par les panneaux et les mythes anciens dans le développement de L’Emploi du temps [19]. Ils y fonctionnent comme un code de lecture et une matrice de ré-écriture contemporaine. S’y trouve représentée une histoire de la mythologie classique : la vie de Thésée. Les différents panneaux de laine décrivent l’enfance de Thésée, son cheminement vers Athènes et les châtiments de Sinnis, Sciron, Cercyon et Procruste, la reconnaissance d’Egée, l’aventure crétoise et le Minotaure, le labyrinthe de Dédale et le fil d’Ariane, l’abandon d’Ariane et le retour de Thésée à Athènes avec Phèdre, puis la déchéance, la descente aux enfers et l’exil [20]. Le narrateur avait précisé dans son journal l’assimilation personnelle qu’il opérait avec le récit mythologique des tapisseries [21] :

 

Il [Lucien] a écouté avec amusement toutes les explications que je lui fournissais sur chaque épisode, tout en me gardant bien de lui raconter que pour moi désormais Ariane représentait Ann Bailey, que Phèdre représentait Rose, que j’étais moi-même Thésée, qu’il était lui-même ce jeune prince que dans le quinzième panneau, la descente aux enfers, je guidais dans la conquête de l’épouse de Pluton, de la reine de l’empire des morts, Proserpine [22].

 

Les deux sœurs, titre du quatrième chapitre, Ann, l’aîné, et la plus jeune, Rose, font l’objet des affections secrètes et finalement ignorées de Jacques Revel. Rose s’éprend de son jeune ami français Lucien, et lorsque Jacques se retourne vers Ann, il est déjà trop tard, celle-ci s’est attachée à son énigmatique collègue, James Jenkins. Néanmoins, le musée des beaux-arts et les tapisseries fournissent pour un temps à Jacques, à l’instar du vitrail du meurtrier, un allié contre la ville du nord, un intertexte visuel dans lequel se trouve projeté son propre périple.
      Le musée de l’ère victorienne fournit également des images-indices menant aux filiations liverpudliennes [23]. D’une part, on trouve le modèle opératoire d’interprétation des images que commandent les compétences professionnelles d’Abel Manson. Celles-ci dessinent à l’intérieur du texte un commentaire qui anticipe les découvertes ultérieures de l’enquêteur Martin Finlay. Le conservateur arpentant les couloirs de la Walker Art Gallery et ses réserves reconstruit une histoire des arts qui fait écho à celle du vivant :

 

[…] il a trouvé une Annonciation sur bois ou une Diane à la fontaine qui l’obligent à reconstruire la Walker selon des critères variables : époque, thème, école, format, technique, commanditaire, ou bien encore à partir d’interprétations qui me déconcertent, discourant ainsi (… ) sur la vertu d’accrocher ensemble, sur un étroit mur de cimaise, une peinture flamande de la Renaissance représentant Andromède au dragon, un tableau vénitien de Bellini figurant saint Georges et le dragon, et le portrait anonyme d’un jeune noble du XVIIe siècle, car dans ce regard passionné et charnel de l’école napolitaine, et il y a la détermination de Persée… ?...ou encore d’un saint Georges luxurieux… ?... il ajoute, à vouloir sauver la blanche Andromède toute palpitante, à seule fin de la ravir et de la culbuter dans le fond marin du paysage… ! [24]

 

Les filiations terrestres sont loin d’être platoniques et cette association d’images échappant en toute apparence à la rationalité muséale préfigure le dévoilement des fils amoureux qui doublent l’intrigue esthétique du récit. A l’instar des scènes de la vie de Thésée, la juxtaposition muséale fournit un « présage ».

 

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[11] Ibid, p. 57.
[12] Genèse 4, 1-26.
[13] M. Butor, L’Emploi du temps, p. 75. Le narrateur précise immédiatement ses doutes : « Bleston, ville de tisserands et de forgerons, qu’as tu fait de tes musiciens? ». GérardBlanchard note que c’est l’écrivant et l’écrivain, Jacques Revel et Michel Butor, qui rempliraient l’art lyrique et musical manquant à l’art besogneux et industriel : « […] à la programmation mosaïque et proliférante par rapport à un noyau central, (…) Butor préfère un déroulement dans le temps, et c’est ce temps manipulé comme élément structurant de ses données qui rapproche l’art de Butor de celui de musicien » (G. Blanchard, « Le structuralisme de Michel Butor », dans Communications et langages, n°11, 1971, p. 8).
[14] Fr.D. Klingender, Art and the industrial revolution, St Albans, Paladin, 1972, p. 3.
[15] Sur le mélange d’intertextualité et d’intervisualité, voir Michel Butor cité dans Georges Blanchard, « Le structuralisme de Michel Butor », dans Communication et langages, n°11, 1971, p. 10. « L’avantage premier de l’écriture est de faire durer la parole (…) l’unique mais considérable supériorité que possède non seulement le livre mais toute écriture sur les moyens d’enregistrement direct, incomparablement plus fidèles, c’est le déploiement simultané à nos yeux de ce que nos oreilles ne pourraient saisir que successivement ».
[16] M. Butor, L’Emploi du temps, p. 121.
[17] Ibid, p. 148.
[18] L. Lang, Liverpool marée haute, pp. 88-89.
[19] J.-P. Mourey, « Parcours et figures du paysage urbain », dans Littérature, n°61, 1986, « Paysages », pp. 85-97.
[20] M. Butor, L’Emploi du temps, pp. 211-12.
[21] G. Raillard, « De quelques éléments baroques dans le roman de Michel Butor », art. cit., p. 186.
[22] M. Butor, L’Emploi du temps, p. 173.
[23] La Walker Art Gallery ouvrit en 1873 ; elle fut fondée grâce aux dons du maire de l’époque, Andrew Barclay Walker, par ailleurs un riche brasseur et commerçant.
[24] L. Lang, La Fin des paysages, p. 41.