Les Vanités dans Fort comme la mort
de Guy de Maupassant
ou comment peindre ce qui est fort
comme la mort sans passer par la vanité ?
- Sylvie Taussig
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Comme
s’il répondait d’avance à
l’attaque de Valéry contre le roman,
placée sous le signe de « la marquise
sortit à cinq heures », Fort
comme la mort de Maupassant revendique, avant Proust [1],
la modernité d’un récit qui tourne
autour d’une comtesse, en l’occurrence Any de
Guilleroy. Le roman de Maupassant, à travers une histoire
d’amour confortable et déchirante, dans une
œuvre de moraliste qui dissèque
mondanités, frivolités, orgueil et ambitions,
interroge le visible et l’invisible de la peinture
d’un portrait de femme pour sonder
l’impossibilité de Dieu dans le visible et
au-delà du visible. Le passage inquiet de la peinture au
modèle réel (la femme
représentée et qui ne lui ressemble plus) puis
à son idéalisation vivante (la fille de cette
femme qui ajoute l’incarnation et la jeunesse à la
représentation même de l’amour et du
souvenir) réalise une image en mouvement, qui par
là même renouvelle la peinture des
vanités dont le rapprochement servira de fil conducteur
à ma lecture. Le présent article insistera donc
sur le dialogue des arts que le roman opère, dès
lors que, dans l’invisible de
l’écriture, par le biais du visible de la
peinture, le grand thème de la beauté des choses
abruptement figuré à côté de
la tête de mort devient la figuration moins de ce qui
s’évanouit que de ce qui se transforme, par une
profonde méditation sur le temps et
l’éternité.
Je
n’approfondirai pas, dans l’analyse de ce livre qui
montre des visages presque obsessionnellement, le motif des
vanités humaines au sens moral du terme : il
réunit l’analyse psychologique de la
différence sexuée, avec la vanité
féminine de la femme devant le miroir,
obsédée par son image, sa jeunesse, sa
beauté, une vaniteuse on peut dire, et celle de
l’homme qui juge que son talent est le centre du monde [2],
et l’analyse sociale de la comédie mondaine. De
fait, ce critique cinglant de la société en est
le peintre par excellence dont la plume acérée
pave la voie à la satire proustienne [3]. Son court
roman sait camper atrocement des personnages qui sont autant de fats et
de bouffis, presque irréels dans cette IIIe République maintenant confirmée [4].
Fort
comme la mort a ceci de singulier qu’il
n’est pas un roman sur l’art [5], mais un roman
où c’est un artiste qui joue un des
rôles principaux. Sans doute retrouve-t-on un
thème central de Maupassant, qui a travaillé
toute sa vie sur la compatibilité de l’amour et de
l’art [6], dans la mesure où Bertin,
le personnage principal du livre, peintre de son métier, a
fait ce choix presque sans s’en rendre compte, selon
qu’il en a la révélation dans une crise
artistique. Mais le peintre, contre la peinture, fait toujours le choix
de l’amour, ainsi que le Musset de la Nuit
d’août, et il justifie par là la
citation du Cantique des cantiques, dans le titre.
Fort
comme la mort est un des livres les plus tragiques de la
littérature française, tendu entre deux
pôles désignés comme incompatibles dans
cette vie-ci, l’amour et la vie, dans un jeu des
vanités, qui déforme non pas les visages mais les
âmes, à l’inverse de ce qui se passe
pour Dorian Gray [7]. Maupassant, contre Valéry,
s’en tient à une forme de naturalisme, et pourtant
le fantastique est là, d’autant plus fort que la
folie et la mort envahissent la réalité,
derrière les apparences de la fortune, de la
réussite.
Je rappelle
rapidement l’histoire : Olivier Bertin, peintre de
salon, doit sa célébrité, à
son retour de Rome, au portrait qu’il a fait d’Any,
quelque douze ans plus tôt ; lors de cette
séance de pose, il s’est pris d’amour
pour elle, par ce mécanisme très simple du
peintre qui se met à désirer son
modèle à force de le dessiner, mais il a franchi
la barrière de la sublimation et, par des raisonnements et
des cristallisations intellectuelles et charnelles figurées
par la sublimation du modèle, il a
décidé que ce désir –
lié à l’inspiration, à la
création, etc. – serait un sentiment
réel, ce dont l’a persuadé aussi sa
vanité d’homme. Ainsi, malgré les
hésitations d’Any, laquelle était une
femme sérieuse et mère d’une petite
Annette, il est devenu son amant. Cet adultère
s’est immédiatement transformé en une
relation quasi conjugale, avec un mari non pas complaisant mais
aveugle, avec une inversion spectaculaire des rapports, puisque
c’est elle qui est maintenant celle des deux qui aime le
plus, lui se laissant faire par commodité – par
vanité. Le roman jette le lecteur in medias res,
douze ans après la rencontre artistique et amoureuse, alors
que l’artiste est en crise. Son atelier devient une prison,
et il est comme mort sur son divan, incapable de peindre faute
d’inspiration. Difficile de ne pas lire Le Ciel
est par dessus le toit (publié en 1881 dans Sagesse)
dans cette organisation de l’intérieur et de
l’extérieur [8]. La seule vie
en lui est celle de la fumée de sa cigarette, bleue comme le
bleu des cieux – son souffle artificiel qui
s’exhale hors de sa prison confortable ; comment ne
pas voir dans cet atelier bien équipé une sorte
de vignette qui ironise sur les ateliers des artistes de la
bohème et une ironie sur les artistes maudits ? La
« malédiction »
attachée à l’artiste n’a rien
à voir avec la fortune, semble-t-il dire, ni avec la
réussite, si la malédiction se lit à
la souffrance de l’artiste, alors Bertin mérite
d’être ainsi qualifié – et
c’est un peintre qui n’a jamais cessé de
chercher [9].
La question est celle de l’inspiration : la peinture
et la musique de l’époque cherchent
l’art pour l’art, ou l’art total
– rappelons par exemple que, fondée en 1885, par
Dujardin et par Chamberlain, la Revue wagnérienne
se donne comme but de faire connaître le vrai Wagner.
Ce
début est d’emblée sous le signe
d’une lumière surnaturelle :
« le jour tombait »,
écrit Maupassant, dans une formule qui donne à
penser que le soir tombe, mais en fait, c’est
l’infini qui entre par la baie ouverte du plafond, le ciel
n’étant nommé que par sa
lumière et sa couleur, décliné entre
« bleu », le plus proche et
« azur » plus lointain. Seule
l’agitation créative pourrait donner la vie, une
autre vie que celle des oiseaux, qui apportent
l’élément sonore (cris vifs et courts) [10].
Pour Bertin, toute sa vie est dans l’atelier, lieu de la
vérité, des sentiments et de l’art,
alors que toute sa vie est mensonge : Any a joué
pour le séduire, joué pour mener sa double vie,
et la double vie est devenue réelle.
Sa
maîtresse arrive et, voyant la panique dans laquelle sa
stérilité le met, lui soumet un projet de
tableau, un christ [11] ; il répond par
son envie de peindre un soulier de femme, évoquant le
désir, entre symbolisme et fétichisme [12].
Les deux sujets témoignent de deux visions de
l’art : partir d’une idée, la
pensée de cette femme, qui est déjà
une composition ; on peut dire que l’idée
précède l’image, même si,
modestement, elle précise que c’est
l’impuissance à dessiner qui conduit à
la préexistence de l’idée. Mais elle le
rejoint dans l’expérience de la
création puisque, de même que Bertin
était couché comme mort au début du
livre, de même, à son tour elle est
allongée sur le divan, signe de
l’épuisement après la conception. La
première scène indique la profonde anticipation
de l’avenir sacrificiel d’Any, qui voit dans le
désespoir de l’homme qu’elle aime sa
déchéance à elle, qui n’est
plus la muse, mais une femme usée – et elle lui
propose de faire un christ, qui est un salut d’autant plus
que c’est un christ totalement abaissé.
[1]
Voir sur le rapport avec Proust, André Vial, Guy
de Maupassant et l’art du roman, 1954, notamment
p. 177 ; et Roger Bismut, « Sur le
roman Fort comme la mort : Maupassant
à mi-chemin de Flaubert et de
Proust ? », Les Lettres Romanes,
XLI, n°4, novembre 1987, pp. 312-318.
[2]
« Il allait dans le monde pour la gloire et non pour
le coeur, s’y plaisait par vanité, y recevait des
félicitations et des commandes, y faisait la roue devant les
belles dames complimenteuses, sans jamais leur faire la
cour ». Quoiqu’il y ait un curieux
glissement de la vanité féminine vers la
masculine, au fil de la féminisation de la
sensibilité de Bertin, qui
s’opère : « ayant
passé toute sa vie dans l’intimité,
l’observation, l’étude et
l’affection des femmes, s’étant toujours
occupé d’elles, ayant dû sonder et
découvrir leurs goûts, connaître comme
elles la toilette, les questions de mode, tous les menus
détails de leur existence privée, il
était arrivé à partager souvent
certaines de leurs sensations, et il éprouvait toujours, en
entrant dans un de ces magasins où l’on vend les
accessoires charmants et délicats de leur beauté,
une émotion de plaisir presque égale à
celle dont elles vibraient elles-mêmes. Il
s’intéressait comme elles à tous les
riens coquets dont elles se parent ; les étoffes
plaisaient à ses yeux ; les dentelles attiraient
ses mains ; les plus insignifiants bibelots
élégants retenaient son attention. Dans les
magasins de bijouterie, il ressentait pour les vitrines une nuance de
respect religieux, comme devant les sanctuaires de la
séduction opulente ; et le bureau de drap
foncé, où les doigts souples de
l’orfèvre font rouler les pierres aux reflets
précieux, lui imposait une certaine
estime ». Ce glissement s’accomplit tout
à fait dans son obsession du vieillissement,
décrite comme rarement sous la plume d’un homme ou
pour évoquer les hommes, à part
peut-être dans le Journal de Malraux.
[3]
La critique que Bertin fait du monde est aussi violente que
« factice », et il
reconnaît que ce monde dépravé, il
l’aime. D’où son très
mussétien « Je me méprise un
peu comme un métis de race douteuse ».
Voir Maria Cerullo, « L’ironia
maupassantiana in Fort comme la mort », Annali
Istituto Universitario Orientale, Sezione Romanza, XLVI,
n°2, été 2004, pp. 441-454.
[4]
Musadieu est le symbole de cette fausseté : la
première fois qu’il apparaît, il est
dans le salon Louis XV d’Any, donc dans un environnement
anachronique, lui qui fut en poste sous l’empire et le reste
sous la république, et ami des princes et aristocrates de
toute l’Europe, et protecteur des artistes.
[5]
L’art est au centre de quelques romans
précurseurs, Le Chef d’œuvre
inconnu de Balzac, 1832, Manette
Salomon des Goncourt, 1867 et L’Œuvre
de Zola, 1886. Le lien de Maupassant, en outre critique
d’art, avec la peinture est multiple (et la bibliographie
abondante), notamment dans des nouvelles (Oncle Jules,
Idylle, Châli, Les
Dimanche d’un bourgeois de Paris, où on
voit Achille Bénouville, Maurice Leloir, Jean
Béraud, Meissonier). Ami de Monet, il a vu Corot et Courbet,
et je ne fais pas la liste des peintres de Bel ami.
[6]
Voir Colette Becker, « L’Art et la
Vie : le drame d’Olivier
Bertin », Revue d’Histoire
littéraire de la France, Maupassant, XCIV,
n°5, septembre-octobre 1994, pp. 786-792.
[7]
Voir Daniel Mortier, « Fort comme la Mort
et Le Portrait de Dorian Gray »,
dans Maupassant, du réel au fantastique,
avant-propos de René Salmon, préface de Louis
Forestier, n° spécial Études
normandes, n°2, 1994, pp. 129-137.
[8]
Le rapprochement n’est pas si saugrenu. Les deux auteurs sont
en tout cas présents l’un et l’autre
dans L’Enquête sur
« l’évolution
littéraire » de Jules Huret,
parue dans L’Écho de Paris,
de mars à juillet 1891 (les textes sont
rassemblés dans l’édition
établie par Daniel Grojnowski, José Corti 1999).
Maupassant est aussi un lecteur de Rimbaud, voir Louis Forestier,
« Maupassant lecteur de
Voyelles », dans Rimbaud vivant,
2003, n° 42, pp. 21-36.
[9]
« Au fond de sa conscience, malgré sa
vanité légitime, il souffrait plus
d’être contesté qu’il ne
jouissait d’être loué, par suite de
l’inquiétude sur lui-même que ses
hésitations avaient toujours nourrie. Autrefois pourtant, au
temps de ses triomphes, les coups d’encensoir avaient
été si nombreux, qu’ils lui faisaient
oublier les coups d’épingle.
Aujourd’hui, devant la poussée incessante des
nouveaux artistes et des nouveaux admirateurs, les
félicitations devenaient plus rares et le
dénigrement plus accusé. Il se sentait
enrégimenté dans le bataillon des vieux peintres
de talent que les jeunes ne traitent point en
maîtres ; et, comme il était aussi
intelligent que perspicace, il souffrait à
présent des moindres insinuations autant que des attaques
directes ».
[10]
« Le jour tombait dans le vaste atelier par la baie
ouverte du plafond. C’était un grand
carré de lumière éclatante et bleue,
un trou clair sur un infini lointain d’azur, où
passaient, rapides, des vols d’oiseaux.
Mais
à peine entrée dans la haute pièce
sévère et drapée, la clarté
joyeuse du ciel s’atténuait, devenait douce,
s’endormait sur les étoffes, allait mourir dans
les portières, éclairait à peine les
coins sombres où, seuls, les cadres d’or
s’allumaient comme des feux. La paix et le sommeil semblaient
emprisonnés là-dedans, la paix des maisons
d’artistes où l’âme humaine a
travaillé. En ces murs que la pensée habite,
où la pensée s’agite,
s’épuise en des efforts violents, il semble que
tout soit las, accablé, dès qu’elle
s’apaise. Tout semble mort après ces crises de
vie ; et tout repose, les meubles, les étoffes, les
grands personnages inachevés sur les toiles, comme si le
logis entier avait souffert de la fatigue du maître, avait
peiné avec lui, prenant part, tous les jours, à
sa lutte recommencée. Une vague odeur engourdissante de
peinture, de térébenthine et de tabac flottait,
captée par les tapis et les sièges ; et
aucun autre bruit ne troublait le lourd silence que les cris vifs et
courts des hirondelles qui passaient sur le châssis ouvert,
et la longue rumeur confuse de Paris à peine entendue
pardessus les toits. Rien ne remuait que la montée
intermittente d’un petit nuage de fumée bleue
s’élevant vers le plafond à chaque
bouffée de cigarette qu’Olivier Bertin,
allongé sur son divan, soufflait lentement entre ses
lèvres ».
[11]
« Oh si je savais dessiner, je vous montrerais ma
pensée ; ce serait très nouveau,
très hardi. On le descend de la croix, et l’homme
qui a détaché les mains laisse
échapper tout le haut du corps. Il tombe et s’abat
sur la foule qui lève les bras pour le recevoir et le
soutenir. Comprenez vous bien ? ».
[12]
« Voilà ce qu’il faut peindre,
voilà la vie : un pied de femme au bord
d’une robe ! On peut mettre tout là
dedans, de la vérité, du désir, de la
poésie. Rien n’est plus gracieux, plus joli,
qu’un pied de femme, et quel mystère
ensuite : la jambe cachée, perdue et
devinée sous cette étoffe ».
Tout de même, du fait du paragone, on a
envie de penser aux Vieux Souliers aux lacets
(1886) de Van Gogh.