Les Vanités dans Fort comme la mort
de Guy de Maupassant
ou comment peindre ce qui est fort
comme la mort sans passer par la vanité ?

- Sylvie Taussig
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      Cette abolition du temps, ouvrant sur la disparition physique du visage de la mère [28], dans une annihilation à l’intérieur du miroir qui trouve peut-être son équivalent tragique dans le visage de la Duchesse de Mercueil [29], devenue mère maquerelle de façon plus explicite [30], conduit à la folie du peintre – et à sa mort, qui est peut-être un suicide [31]. Mais son amour pour la jeune fille devient « quelque chose d’irrésistible, de destructeur, de plus fort que la mort », donc il est difficile de penser, comme le fait souvent la critique, que Maupassant inverse le sens du Cantique des cantiques. Mais qui Bertin aime-t-il réellement ? C’est là me semble-t-il où le livre est bouleversant : sans doute Annette est-elle fraîche et jolie, charmante à tous égards, mais le vocabulaire que Maupassant emploie est explicite : il s’agit d’une résurrection. Dès lors, après qu’elle a brisé son miroir et donc annulé son propre visage [32], dans ce miroir qui est par excellence le lieu de la vanité au deux sens du terme, psychologique et pictural, Any devient visible et invisible, une morte vivante, au sens strict, et une présence littéraire du fantastique, au moins autant que l’os de seiche des Ambassadeurs de Holbein. Notons que dans ce passage le miroir devient un être, une personne, elle-même, qu’elle tient entre ses doigts et dont elle décide la mort. Loin des analyses classiques de la vieillesse comme le naufrage d’une jeunesse abandonnée au passé, phénomène qui frappe aussi Bertin qui, peintre paradoxal, est une figure de l’aveuglement, l’inverse se produit ici : Any ne perd pas sa jeunesse, mais sa jeunesse la rejette. Elle désexiste progressivement, au fur et à mesure qu’elle découvre que ce dont elle a été porteuse vit. La mort ne menace pas ce qu’elle est, mais la menace elle-même, c’est sa personne même qui sort de la réalité.
      Par un autre motif intertextuel qui s’impose, le vêtement noir rappelle naturellement Musset [33], à ceci près que cette apparition ne ressemble pas à Bertin, mais à sa mère, qui auparavant était comme une sœur, laquelle se décompose, en un « visage livide et convulsé » sous les yeux de Bertin. Ce n’est certes pas un hasard si, quelques pages plus loin, lors de l’aveu de son amour pour Annette, c’est Bertin qui révèle à Any sa « figure » mêmement « livide et convulsée », ce visage qui rappelle l’autoportrait fou de Courbet.
      La mort de Victor Hugo, en 1885, qui a donné lieu aux célébrations que l’on sait, signe un changement de paradigme dans le monde de la littérature. La réflexion sur la poésie se transforme dès après, comme par un meurtre du père. On ne s’étonnera donc pas de le trouver dans Fort comme la mort, dans sa double présence de vivant par ses œuvres, rêve de tout artiste, et de symbole d’un art rené. Fort habilement, Bertin met entre les mains d’Annette, qu’il veut faire poser en Rêveuse, un volume de la Légende des siècles, avec mission de s’identifier à ce point au poème « Les pauvres gens » qu’elle pourra transcender sa position sociale et incarner la pauvreté, non pas un personnage particulier du poème [34] ; et cette lecture silencieuse lui fait couler des larmes de pitié. Pour ce portrait, qu’il ne réalisera pas davantage, alors même qu’il a cru avoir résolu sa crise créatrice en figurant la Rêverie [35], le peintre s’est demandé s’il ferait la rêveuse, une fille pauvre, laide ou jolie, dans le premier cas pour émouvoir davantage et donner plus à penser, car elle « aurait plus de caractère (…) et contiendrait plus de philosophie ». Mais il se décide pour la beauté car « laide, elle demeurerait condamnée au rêve sans fin et sans espoir ». Ce projet pictural là encore se lit dans une concurrence avec la poésie : Hugo est mort, Mallarmé est le chef de file d’une nouvelle école qui se fonde sur l’idée pure : et il publie en 1884 son « Autre éventail de Mademoiselle Mallarmé », qui commence par le vers bien connu « Ô rêveuse, pour que je plonge ». Ce portrait est une étape importante dans les aveux d’Any (si je puis appeler ainsi les aveux qu’elle suggère à son amant, lesquels sont comme des miroirs de la Princesse de Clèves). Troublé, le lendemain Bertin reprend le livre de Hugo et « lut deux pages de vers qu’il ne comprit pas. Il ne les comprit pas plus que s’ils étaient écrits en une langue étrangère. Il s’acharna et recommença pour constater toujours qu’il n’en pénétrait point le sens ».
      Car avant la mort, il y a cette folie qui est d’abord une perte de sens du monde et qui s’exprime dans le thème du double, parfaitement renouvelé, et proprement mystique, puisqu’il libère la marche du temps. Certes c’est un livre sur le vieillissement [36], et Bertin est, comme un homme vaniteux et rempli de désir pour une jeune femme, paniqué de ce que l’âge fait de lui, scellant un gouffre infranchissable entre Annette et lui [37], auquel il consent dans un premier temps. De fait il invite la jeune femme et son fiancé à l’opéra, voir Faust [38], où il a la révélation que lui-même aussi « veut un trésor qui les contient tous : la jeunesse », selon le vœu de Faust à Méphistophélès – et l’on sait que c’est la vue de Marguerite qui pousse Faust à accepter. Je ne reprends pas dans le détail l’interprétation du thème de Faust par Gounod, mais précise simplement que Faust, qui a tué le frère de Marguerite, pénètre, grâce à Méphistophélès dans la prison où elle est enfermée pour avoir tué leur enfant, et ils chantent un duo d’amour. Lorsque Marguerite apprend que Faust a fait un pacte avec le diable, elle demande une protection divine. Faust prie, pendant que l’âme de Marguerite s’élève vers le paradis et est accueillie par un chœur d’anges (« Christ est ressuscité »). Maupassant n’explicite naturellement pas. Mais on ne peut pas ne pas interpréter la folie redoublée de Bertin, sa double jalousie, qui le tourne à la fois contre le jeune homme qu’Annette doit épouser et contre le chanteur qu’elle regarde avec des yeux amoureux – là encore, dans un dédoublement de l’objet amoureux extrêmement troublant : « laisse moi, laisse moi contempler ton visage », dit le livret [39], la musique renvoyant au corps et non pas à la voix ; cela en terme d’essai d’art total si bien que le rapprochement avec Wagner n’est pas déraisonnable, à condition que ce soit une synthèse opérée par Maupassant. Si Annette est sa mère ressuscitée, alors on est dans une figure d’amour impossible proche de Tristan et Iseult – ce que le drame bourgeois dessine sous la forme de l’adultère. Cependant il convient de noter qu’il n’y a aucune scène érotique entre Any et Bertin, au-delà d’un baiser, alors que Maupassant ne se prive pas dans d’autres textes d’être plus explicite dans la description de l’amour physique. Si l’on en reste à la littéralité du roman, cet amour n’est pas consommé [40].
      Dès lors la marche vers la mort est comme inéluctable, pour dépasser la folie qui entraîne l’artiste dans la perception profonde de la non existence du temps (ou de son mystère). Bertin se dédouble lui aussi, devenant Faust lui-même, en quête de la jeunesse éternelle dont Marguerite n’est que l’image terrestre : « Alles vergängliche ist nur ein Gleichnis » (« Tout ce qui est passager n’est qu’image »), nous dit Goethe pour conclure sa pièce, traduite par Nerval [41], et si le Faust est une triple mise en abyme, au sens où l’opéra, en agent diabolique, précipite, comme dans un gouffre, Bertin vers la passion de la jalousie, mortelle, tout en représentant, telle une vignette allégorique, le drame du vieillissement et de l’infanticide [42], la « morale » de Faust invite à spiritualiser encore davantage l’amour de Bertin et d’Any/Annette, comme ce qu’il est vraiment dans le Cantique, représentation de l’amour de Dieu et de son peuple. Comme dans Faust, « Das Ewig-Weibliche zieht uns hinan » (« L’Éternel-Féminin nous entraîne vers le haut »). Fort habilement, Maupassant ne cite cependant pas la scène ultime, révélant par là la cécité de Bertin, qui rêve d’un pacte avec le diable pour retrouver comme Faust la jeunesse et séduire Annette, et qui ne mesure pas la puissance de la rédemption obtenue par le sacrifice de la femme. C’est ce que la dernière scène du roman, qui accomplit la réversibilité entre Any et Bertin, réussit à transposer.

 

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[28] Notons que son corps, par un régime amaigrissant qu’elle s’inflige, avait déjà commencé à disparaître.
[29] Du reste, Any se fait un « visage de plâtre » qui ressemble fort au visage couvert de céruse de la marquise des Liaisons dangereuses, dans un rapprochement déchirant de la prière et de la vie « Puis, s’étant relevée, elle s’asseyait devant sa toilette, et, avec une tension de pensée aussi ardente que pour la prière, elle maniait les poudres, les pâtes, les crayons, les houppes et les brosses qui lui refaisaient une beauté de plâtre, quotidienne et fragile ».
[30] Mais Any l’est aussi, dans la mesure où c’est elle qui décrit à son amant l’évidence de son amour pour sa fille. Lassitude peut-être de la femme adultère, pressentiment de la mort et décision d’en accélérer le processus inéluctable. Une femme qui accepte son sort, va au devant, y adhère, figure christique donc, éminemment sacrificielle.
[31] Comment ne pas penser au visage halluciné de l’autoportrait de Courbet (1845), autre peintre que Maupassant a connu, et qui, comme lui, travaille aux frontières de la folie, du visible et de l’invisible, de la sexualité et de la mort.
[32] Maupassant décline la découverte du miroir (alors qu’avant Any ne recourait pas au miroir : elle avait chez elle son tableau qui l’assurait de son identité de femme) : « Dès son réveil, avant de sonner, elle ouvrit elle-même sa fenêtre et ses rideaux pour se regarder dans la glace. Elle avait les traits tirés, les paupières gonflées, le teint jaune ; et le chagrin qu’elle en éprouva fur si violent, qu’elle eut envie de se dire malade, de garder le lit et de ne passe montrer jusqu’au soir ». Il décrit ensuite la lutte d’Any contre son miroir, tel un ennemi – avec une obsédante présence de soi-même comme son double, dont elle ne peut ni ne veut se passer. : « C’était en vain; la piqûre du désir la harcelait, et bientôt sa main, lâchant le livre ou la plume, se tendait par un mouvement irrésistible vers la petite glace à manche de vieil argent qui traînait sur son bureau ». Puis « Elle le maniait maintenant comme un bibelot irritant et familier que la main ne peut quitter, s’en servait à tout moment en recevant ses amis, et s’énervait jusqu’à crier, le haïssait comme un être en le retournant dans ses doigts. Un jour, exaspérée par cette lutte entre elle et ce morceau de verre, elle le lança contre le mur où il se fendit et s’émietta ».
[33] La Nuit de décembre : un « pauvre enfant vêtu de noir / qui me ressemblait comme un frère ». Bertin a quelque chose de l’enfant du siècle, car il est aussi blasé et comme mort. En outre, il lit lui-même Musset, à un moment crucial du transfert amoureux de la mère vers la fille. « Il tomba avidement sur Musset, le poète des tout jeunes gens », « ces vers d’un poète qui fut surtout enivré de la vie, lâchant son ivresse en fanfares d’amours éclatantes et naïves, échos de tous les jeunes cœurs éperdus de désirs. » Plus loin, alors que Bertin regarde les souvenirs de son amour pour Any, lettres et mouchoir, comment ne pas entendre un écho de la Nuit de Décembre (« Je me disais qu’ici-bas ce qui dure, / C’est une mèche de cheveux ») dans l’exclamation arrachée au peintre : « Comment donc cette enfant l’avait-elle pris avec quelques sourires et des mèches de cheveux ! ».
[34] Encore que l’on peut se demander si elle ne pleure pas la mort de la mère des deux enfants. Car le poème, qui fait le récit d’une mère sacrificielle mourant pour ses deux enfants, bientôt recueillis par la générosité d’un couple, à la fois évoque la mort comme thème central et présente une ironie dans la peinture mièvre qu’il veut faire, car il n’est question que de tempête et de nature violente, pas l’élégance du parc Monceau. Par ailleurs, il y a l’ironie d’une bonne société qui se donne frisson et bonne conscience avec l’évocation de la pauvreté.
[35] Étonnamment, cette idée lui est sans doute venue par une méditation sur l’amour, qui est doublement éludée, mais que l’on devine. Alors qu’avec Any, « Olivier avait cru que l’amour commençait par des rêveries, par des exaltations poétiques », pour découvrir qu’en fait l’amour était d’abord une émotion indéfinissable, quelque chose de physique, avec la jeune femme, tout commence et se nourrit par la rêverie : « La préoccupation constante de la jeune fille semblait ouvrir à son âme une route de rêveries tendres ». On le sait d’autant plus que l’idée lui est venue lors de l’enterrement de la grand-mère d’Annette, qui, tandis que sa mère tombe en prière profonde, « était partie en une rêverie » ; et là il songeait « qu’il avait devant lui un ravissant tableau et regretta[i]t un peu qu’il ne lui fût pas permis de faire un croquis ». Si le lecteur connaît ce ressort créatif, en revanche, il ment quand il dit à Any « J’esquisse ma figure de la Rêverie, dont je vous ai parlé ».
[36] Domenica De Falco, « "S’émietter" : le spectre du vieillissement dans Fort comme la mort », dans Actualité de l’œuvre de Maupassant au début du XXIe siècle, actes du colloque international organisé par l’Università degli studi di Napoli « L’Orientale » et l’Institut Français de Naples, les 12 et 13 juin 2006, éd. Mario Petrone et Maria Cerullo, préface de Louis Forestier, Napoli, Il Torcoliere, Collana di Letteratura Comparate, 9, 2009, pp. 93-103.
[37] Une panique qui s’exprime peut-être comme nulle part dans le film de Billy Wilder, Ariane.
[38] Jacques Landrin, « Un nouvel avatar du mythe de Faust chez Maupassant : Fort comme la mort ». Travaux de littérature, n°7, 1994, pp. 287-313.
[39] Maupassant cite deux fois ce vers, d’abord Bertin, joyeux, le fredonne, puis il l’entend pendant l’opéra. Le même vers, d’abord promesse, devient sa propre tombe.
[40] Mais leur amour est charnel, d’emblée, ce qu’il n’est pas dans le cas d’Annette, qui est une sorte de fantasme.
[41] On sait que Maupassant s’est inspiré de Nerval (et de E.T.A. Hoffmann), pour La Main écorchée. Et notons le détail que le Dr Blanche a soigné à la fois Nerval, Maupassant et Gounod… Voir Laure Murat, La Maison du docteur Blanche. Histoire d’un asile et de ses pensionnaires, de Nerval à Maupassant (éditions J.-Cl. Lattès, 2001, et Hachette, « Pluriels Histoire », 2004). Et Ferdinand Stoll, « Maupassant et Nerval. Images communes d’une double folie », Revue Luxembourgeoise de Littérature Générale et Comparée, 2006-2007, pp. 1-7.
[42] A ceci près qu’Any se suicide symboliquement, plutôt que d’anéantir sa fille.