Les Vanités dans Fort comme la mort
de Guy de Maupassant
ou comment peindre ce qui est fort
comme la mort sans passer par la vanité ?

- Sylvie Taussig
_______________________________

pages 1 2 3 4 5

      Quant à lui, il part d’un objet, et c’est une pensée qui va du visible à l’invisible, éloge de la vie créative, la main qui fait livres, dentelles, maisons, pyramide, locomotives, pâtisserie ou caresse, « sa meilleure besogne » –, deux apories pour le peintre, peut-être parce que Bertin est moins peintre qu’il n’est romancier. Si Fort comme la mort témoigne d’une défense et illustration du roman, c’est bien qu’il est impossible d’éliminer l’être humain, l’homme des pages d’un roman sans sortir du roman. La tension qu’éprouve Bertin – et Maupassant – si l’amour et l’art sont incompatibles –est présente dans leur incompatibilité même dans l’espace du roman – de tout roman, dont c’est l’origine et le sujet.
      Donc aporie pour le peintre, qui voudrait bien être moderne, mais ne le peut pas, car il a choisi le confort bourgeois d’une existence presque conjugale, mais pas pour le romancier. Et s’il est impossible de représenter l’invisible dans le roman, s’il est impossible de peindre Dieu, fût-il incarné, en revanche le titre comme allégorie figure bien ce Christ qui tombe dans la foule, que voit Any, mais qu’elle ne sait pas dessiner, trop malhabile. Aussi ne saura-t-on pas qui est la figure christique du livre. En fait elle tombe dans les bras de la foule, en même temps qu’elle reste sur la croix, avec une possibilité de rédemption qu’indique le titre, alors même que la clôture du livre affirme la mort sous la figure de l’éternel oubli. Ainsi des peintures de vanité, qui ne disent rien de la résurrection de la chair, ni de la victoire sur la mort, alors même qu’elles relèvent de la peinture chrétienne canonique baroque.
      À moins que la résurrection ne soit dans la beauté des choses.
      Car ces deux images donnent le la de tout le roman, qui porte sur une question tragique pour Maupassant, à savoir si l’amour et l’art sont compatibles. En un mot, peut-on peindre le désir seulement à partir d’un soulier, ou faut-il le modèle ? Peut-on épurer assez l’amour pour représenter l’amour sans son incarnation ? Mais que faire quand l’amour est mort – comme l’est celui de l’artiste pour Amy, laquelle, à l’origine, n’était pas son genre de femme, mais est devenu le genre de la peinture de genre dont il est passé maître. Et jamais la littérature n’a été aussi près de l’essence de la vanité picturale, rappelée par Pascal : « Quelle vanité que la peinture, qui attire l’admiration par la ressemblance des choses dont on n’admire pas les originaux » (Pensées, 74).
      L’image du christ que propose Any est, aux yeux de Bertin, dépassée (« il se sent dans une veine de modernité »). Dans la suite du roman, on raconte qu’il va au salon, au spectacle, etc. et si ce n’est pas dit, aucun doute qu’il cherche une réponse à la crise picturale qu’il affronte depuis toujours, peintre inconnu à son retour de Rome et trouvant du succès dans une Cléopâtre puis dans une Juive d’Alger, montrant qu’il est allé sur place, loin de se scléroser dans un Paris jugé trop étroit [13].
      Cette crise profonde rencontre la réalité de sa vie : soudain Annette, qu’il a connue petite à l’époque où sa mère venait poser, revient de province, et elle doit faire son entrée dans le monde – accessoirement se marier. Aussi s’éprend-il d’elle peu à peu, frappé par sa ressemblance avec sa mère, qui, s’en rendant compte ou bien le redoutant, lui en parle la première, avec quelque insistance, puis obsession, comme une prophétie auto réalisatrice ou un acte propitiatoire, en tout cas comme une sorte d’aveu qui rappelle, par son inversion même, celui de la princesse de Clèves. Il suffira d’un rien pour que sa passion s’enflamme tout à fait, alimentée par la jalousie, lors d’une soirée à l’opéra, suivie le lendemain par des critiques cinglantes qui vont attaquer sa peinture (le Figaro publie un article sur « L’Art démodé d’Olivier Bertin »). Dès lors rien ne peut plus arrêter la marche infernale de la destruction de soi : il aura un accident dans les rues de Paris et il est condamné. La comtesse, à qui il avoue la folie de son amour, vient une dernière fois dans son atelier, le locus amoenus de leur intimité, et accepte de brûler les lettres de leurs années d’amour, avant de partir. Une horloge sonne, et il rend son âme « à l’Éternel oubli ».
      Cette histoire romantique semble difficilement devoir se lire à la lumière de la peinture édifiante de la Vanité et à la lecture dépourvue de psychologie de l’allégorie. Pourtant l’enracinement pictural et thématique dans le Grand Siècle se voit d’abord dans une mise au miroir des plus pathétiques : « Dans le cadre ovale et ciselé son visage entier s’enfermait comme une figure d’autrefois, comme un portrait du siècle dernier, comme un pastel jadis frais que le soleil avait terni » [14]. Bien sûr il semble que ce pastel renvoie davantage au XVIIIe siècle et de fait l’appartement d’Any avait un Watteau, si bien que cette mélancolie profonde aux couleurs d’irrémédiable rappelle irrésistiblement le Pèlerinage à Cythère du Louvre, où l’on quitte à jamais l’île de l’amour [15]. Le paradoxe de l’image et de la vanité se joue pleinement dans la vie de cet homme qui voue sa vie à la peinture au point de renoncer à fonder une famille et aussi à l’amour, puisqu’il s’installe dans la commodité quasi hygiénique d’un adultère qui lui ouvre les chemins de la réussite. Le paradoxe tient tout entier au fait qu’une femme qui n’est pas son genre devient son genre par la peinture, si bien qu’il devient peintre de son genre de femme et sombre dans la folie et la mort quand il rencontre en la personne de sa fille l’incarnation de son genre.
      La vanité de cet homme ne peut se lire en des termes purement mondains ou psychologiques, dès lors que le titre offre une figuration paradoxale de la mort et que la majuscule que Maupassant réserve à Éternel, pour clore le roman (« à l’Éternel oubli »), crée un effet d’oxymore, de choc quand l’épithète est associée à l’oubli. La présence de la vanité picturale, par les différentes apparitions de fragments de toile, qui ne sont jamais des toiles réelles, mais des toiles possibles, donc des projections de l’âme, se manifeste successivement dans cette scène de dépose de croix, un christ mort, l’idée du soulier, ce portrait suranné [16] qui sont des vanités par excellence, rapprochements scandaleux de la mort et de la vie, présence de la mort dans la vie. Et pourtant triomphe de la vie. De fait, ces trois images n’existent pas en tant que telles, et, dans cette représentation allégorique de la finitude qu’est le roman, la puissance allégorique n’est pas délivrée dans l’image, mais dans le titre. Aussi le memento mori pessimiste que tout le livre semble exprimer est interrogé par la citation du Cantique des cantiques, qu’il faut prendre au sens littéral : l’amour est plus fort que la mort. La question du roman est de savoir comment peindre l’amour plus fort que la mort, et, dans cette époque de réactivation du paragone entre les arts, il affirme tranquillement qu’il est le mieux à même de le faire.

 

>suite
retour<

[13] Le sujet n’est pas si absurde que cela, pour un romancier moderne – Flaubert publie Salammbô en 1862. Mais bien sûr, pour un peintre, cela est dépassé : Chassériau ou Delacroix préexistent.
[14] Laure Helms, « Signes du temps : le portrait et le miroir », Ritm, n°39, Maupassant aujourd’hui, 2008, pp. 77-86.
[15] Voir mon texte en prose sur le tableau du Louvre, distinct de l’Embarquement pour Cythère aujourd’hui à Berlin, Sylvie Taussig « Voyage à Cythère », Le Nouveau Recueil, n°48, 1998, pp. 153-156.
[16] Comment ne pas penser à Baudelaire, Spleen (Les Fleurs du mal, LXXVI) : « Je suis un vieux boudoir plein de roses fanées, / Où gît tout un fouillis de modes surannées, / Où les pastels plaintifs et les pâles Boucher, / Seuls, respirent l’odeur d’un flacon débouché », autre figure de l’Éternel oubli.