Les Vanités dans Fort comme la mort
de Guy de Maupassant
ou comment peindre ce qui est fort
comme la mort sans passer par la vanité ?
- Sylvie Taussig
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Quant
à lui, il part d’un objet, et c’est une
pensée qui va du visible à l’invisible,
éloge de la vie créative, la main qui fait
livres, dentelles, maisons, pyramide, locomotives, pâtisserie
ou caresse, « sa meilleure
besogne » –, deux apories pour le peintre,
peut-être parce que Bertin est moins peintre qu’il
n’est romancier. Si Fort comme la mort
témoigne d’une défense et illustration
du roman, c’est bien qu’il est impossible
d’éliminer l’être humain,
l’homme des pages d’un roman sans sortir du roman.
La tension qu’éprouve Bertin – et
Maupassant – si l’amour et l’art sont
incompatibles –est présente dans leur
incompatibilité même dans l’espace du
roman – de tout roman, dont c’est
l’origine et le sujet.
Donc aporie
pour le peintre, qui voudrait bien être moderne, mais ne le
peut pas, car il a choisi le confort bourgeois d’une
existence presque conjugale, mais pas pour le romancier. Et
s’il est impossible de représenter
l’invisible dans le roman, s’il est impossible de
peindre Dieu, fût-il incarné, en revanche le titre
comme allégorie figure bien ce Christ qui tombe dans la
foule, que voit Any, mais qu’elle ne sait pas dessiner, trop
malhabile. Aussi ne saura-t-on pas qui est la figure christique du
livre. En fait elle tombe dans les bras de la foule, en même
temps qu’elle reste sur la croix, avec une
possibilité de rédemption qu’indique le
titre, alors même que la clôture du livre affirme
la mort sous la figure de l’éternel oubli. Ainsi
des peintures de vanité, qui ne disent rien de la
résurrection de la chair, ni de la victoire sur la mort,
alors même qu’elles relèvent de la
peinture chrétienne canonique baroque.
À
moins que la résurrection ne soit dans la beauté
des choses.
Car ces
deux images donnent le la de tout le roman, qui porte sur une question
tragique pour Maupassant, à savoir si l’amour et
l’art sont compatibles. En un mot, peut-on peindre le
désir seulement à partir d’un soulier,
ou faut-il le modèle ? Peut-on épurer
assez l’amour pour représenter l’amour
sans son incarnation ? Mais que faire quand l’amour
est mort – comme l’est celui de l’artiste
pour Amy, laquelle, à l’origine,
n’était pas son genre de femme, mais est devenu le
genre de la peinture de genre dont il est passé
maître. Et jamais la littérature n’a
été aussi près de l’essence
de la vanité picturale, rappelée par
Pascal : « Quelle vanité que la
peinture, qui attire l’admiration par la ressemblance des
choses dont on n’admire pas les
originaux » (Pensées,
74).
L’image
du christ que propose Any est, aux yeux de Bertin,
dépassée (« il se sent dans
une veine de modernité »). Dans la suite
du roman, on raconte qu’il va au salon, au spectacle, etc. et
si ce n’est pas dit, aucun doute qu’il cherche une
réponse à la crise picturale qu’il
affronte depuis toujours, peintre inconnu à son retour de
Rome et trouvant du succès dans une Cléopâtre
puis dans une Juive d’Alger, montrant
qu’il est allé sur place, loin de se
scléroser dans un Paris jugé trop
étroit [13].
Cette crise
profonde rencontre la réalité de sa
vie : soudain Annette, qu’il a connue petite
à l’époque où sa
mère venait poser, revient de province, et elle doit faire
son entrée dans le monde – accessoirement se
marier. Aussi s’éprend-il d’elle peu
à peu, frappé par sa ressemblance avec sa
mère, qui, s’en rendant compte ou bien le
redoutant, lui en parle la première, avec quelque
insistance, puis obsession, comme une prophétie auto
réalisatrice ou un acte propitiatoire, en tout cas comme une
sorte d’aveu qui rappelle, par son inversion même,
celui de la princesse de Clèves. Il suffira d’un
rien pour que sa passion s’enflamme tout à fait,
alimentée par la jalousie, lors d’une
soirée à l’opéra, suivie le
lendemain par des critiques cinglantes qui vont attaquer sa peinture
(le Figaro publie un article sur « L’Art
démodé d’Olivier
Bertin »). Dès lors rien ne peut plus
arrêter la marche infernale de la destruction de
soi : il aura un accident dans les rues de Paris et il est
condamné. La comtesse, à qui il avoue la folie de
son amour, vient une dernière fois dans son atelier, le locus
amoenus de leur intimité, et accepte de
brûler les lettres de leurs années
d’amour, avant de partir. Une horloge sonne, et il rend son
âme « à
l’Éternel oubli ».
Cette
histoire romantique semble difficilement devoir se lire à la
lumière de la peinture édifiante de la
Vanité et à la lecture dépourvue de
psychologie de l’allégorie. Pourtant
l’enracinement pictural et thématique dans le
Grand Siècle se voit d’abord dans une mise au
miroir des plus pathétiques :
« Dans le cadre ovale et ciselé son
visage entier s’enfermait comme une figure
d’autrefois, comme un portrait du siècle dernier,
comme un pastel jadis frais que le soleil avait
terni » [14]. Bien sûr il semble que ce
pastel renvoie davantage au XVIIIe siècle et de fait
l’appartement d’Any avait un Watteau, si bien que
cette mélancolie profonde aux couleurs
d’irrémédiable rappelle
irrésistiblement le Pèlerinage
à Cythère du Louvre, où
l’on quitte à jamais l’île de
l’amour [15]. Le paradoxe de l’image et
de la vanité se joue pleinement dans la vie de cet homme qui
voue sa vie à la peinture au point de renoncer à
fonder une famille et aussi à l’amour,
puisqu’il s’installe dans la commodité
quasi hygiénique d’un adultère qui lui
ouvre les chemins de la réussite. Le paradoxe tient tout
entier au fait qu’une femme qui n’est pas son genre
devient son genre par la peinture, si bien qu’il devient
peintre de son genre de femme et sombre dans la folie et la mort quand
il rencontre en la personne de sa fille l’incarnation de son
genre.
La
vanité de cet homme ne peut se lire en des termes purement
mondains ou psychologiques, dès lors que le titre offre une
figuration paradoxale de la mort et que la majuscule que Maupassant
réserve à Éternel, pour clore le roman
(« à l’Éternel
oubli »), crée un effet
d’oxymore, de choc quand
l’épithète est associée
à l’oubli. La présence de la
vanité picturale, par les différentes apparitions
de fragments de toile, qui ne sont jamais des toiles
réelles, mais des toiles possibles, donc des projections de
l’âme, se manifeste successivement dans cette
scène de dépose de croix, un christ mort,
l’idée du soulier, ce portrait suranné [16]
qui sont des vanités par excellence, rapprochements
scandaleux de la mort et de la vie, présence de la mort dans
la vie. Et pourtant triomphe de la vie. De fait, ces trois images
n’existent pas en tant que telles, et, dans cette
représentation allégorique de la finitude
qu’est le roman, la puissance allégorique
n’est pas délivrée dans
l’image, mais dans le titre. Aussi le memento mori
pessimiste que tout le livre semble exprimer est interrogé
par la citation du Cantique des cantiques, qu’il faut prendre
au sens littéral : l’amour est plus fort
que la mort. La question du roman est de savoir comment peindre
l’amour plus fort que la mort, et, dans cette
époque de réactivation du paragone
entre les arts, il affirme tranquillement qu’il est le mieux
à même de le faire.
[13]
Le sujet n’est pas si absurde que cela, pour un romancier
moderne – Flaubert publie Salammbô
en 1862. Mais bien sûr, pour un peintre, cela est
dépassé : Chassériau ou
Delacroix préexistent.
[14]
Laure Helms, « Signes du temps : le
portrait et le miroir », Ritm,
n°39, Maupassant aujourd’hui,
2008, pp. 77-86.
[15] Voir mon texte en prose sur le tableau du Louvre, distinct de
l’Embarquement pour Cythère
aujourd’hui à Berlin, Sylvie Taussig
« Voyage à
Cythère », Le Nouveau Recueil,
n°48, 1998, pp. 153-156.
[16]
Comment ne pas penser à Baudelaire, Spleen (Les
Fleurs du mal, LXXVI) : « Je
suis un vieux boudoir plein de roses fanées, / Où
gît tout un fouillis de modes
surannées, / Où les pastels plaintifs et les
pâles Boucher, / Seuls, respirent l’odeur
d’un flacon
débouché », autre figure de
l’Éternel oubli.