De Manet à Moreau : l’évolution artistique
des tableaux de Claude Lantier dans L’Œuvre

- Emilie Sitzia
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      Après plus de vingt ans d’engagement dans le débat pictural de son temps, Emile Zola achève en 1886 son premier et unique roman d’art, L’Œuvre. Commencé dès 1869, L’Œuvre est probablement le roman le plus spécialisé du cycle des Rougon-Macquart. Zola y décrit les développements de l’histoire de l’art de son époque, une histoire essentielle aux origines de l’art moderne. Bien que l’auteur choisisse des œuvres et des moments artistiques inspirés de la réalité, cet ouvrage est bien plus qu’un simple roman à clef. Zola n’y trace pas seulement l’histoire du cercle impressionniste qu’il fréquentait, mais se propose d’y présenter l’histoire de la révolution picturale de la deuxième moitié du XIXe siècle en France. Une lecture approfondie de l’évolution artistique du personnage principal, Claude Lantier, met en valeur cet aspect du roman.
      Dans L’Œuvre, chaque personnage de peintre évolue artistiquement. Nous nous accordons ici avec Patrick Brady contre Henri Perruchot et John Rewald et nous pensons que les artistes de Zola ne sont pas impressionnistes et que Claude, en particulier, n’est pas uniquement impressionniste [1]. Claude traverse des périodes artistiques diverses qui peuvent être clairement définies : naturalisme, impressionnisme, réalisme moderne – que Zola appelle « actualisme » – et finalement symbolisme [2].
      La première œuvre significative de Claude Lantier présentée par Zola est Plein Air, une œuvre qui reprend le thème et, avec quelques modifications, la composition du tableau d’Édouard Manet, Le Déjeuner sur l’herbe [3]. Ce tableau définit la première période artistique de Claude : une période analyste et naturaliste. La période incontestablement impressionniste de Claude coïncide avec son déménagement à la ferme de Bennecourt. Il y peint des paysages, des natures mortes, des figures habillées dans la nature [4], l’enfant Jacques au soleil, des études au bord de l’eau [5] et des effets de neige [6]. Les sujets des tableaux décrits par Zola, leurs factures et les techniques utilisées, tendent de façon positive vers l’impressionnisme.
      Puis vient une période de réalisme moderne qui correspond au déménagement de Claude à Paris. Claude peint des enfants dans la neige derrière la butte Montmartre, le square des Batignolles et la place du Carrousel à une heure. Ces tableaux parisiens, par la précision de leur facture, s’éloignent de l’impressionnisme vers un réalisme plus photographique [7]. Les sujets, quant à eux, par leur modernité et leur aspiration à une représentation complète de la société, correspondent à ce que Zola dans son salon de 1868 appelle « l’actualisme » [8]. Claude essaye ensuite plusieurs paysages parisiens qu’il abandonne pour « Paris lui-même, glorieux sous le soleil » [9]. Il ne parvient pas à réaliser son grand paysage urbain et produit une petite version plus finie de ce tableau : une vue en amont du Port Saint Nicolas [10].
      À la suite de ses échecs au Salon, Claude entre dans une période de recherche durant laquelle il s’éloigne de plus en plus du réalisme. Il commence par introduire des femmes dont un nu dans sa représentation de la ville [11]. Puis une recherche approfondie sur les couleurs tourne en folie de l’œil : les couleurs perdent leurs teintes naturelles et sont intensifiées par Claude [12]. Son dernier tableau réaliste est L’Enfant mort [13]. C’est alors que Claude rompt définitivement avec le réalisme pour le symbolisme. La femme du tableau final, déesse symbolique « du désir insatiable, de cette image extra-humaine, de la chair devenue de l’or et du diamant entre ses doigts » [14], est une femme fatale, joyau rappelant les figures du peintre symboliste Gustave Moreau.
      Pourquoi cette évolution artistique de l’artiste imaginaire ? Zola essaye-t-il de tracer une histoire de l’art de son époque ou utilise-t-il le roman comme une extension de sa critique d’art ? Se sert-il de cette évolution pour enrichir son personnage d’artiste et par souci réaliste de l’ancrer dans l’actualité artistique de son temps ? Est-ce simplement l’occasion d’expérimenter différents types d’écriture picturale, ou de nourrir un débat essentiellement littéraire ?

 

Zola : historien et/ou critique d’art ?

 

      Dans L’Œuvre, Zola esquisse une histoire de l’art alternative à l’art académique, celle qui, au XXe siècle, deviendra l’histoire officielle de l’art moderne. Zola montre comment, durant cette période, la définition même de l’art a changé et il expose les buts nouveaux de cette génération d’artistes révolutionnaires. Il ne parle pas dans son roman de l’art des Bouguereau et Cabanel, pourtant très populaires à l’époque. Au contraire, il choisit des moments et des tableaux qui jalonnent cette histoire de l’art non-académique. Comme dans sa critique d’art, Zola se fait le défenseur de « tout un côté de l’art français, [qui] à notre époque nous a été volontairement voilé » [15].
      Ainsi L’Œuvre s’apparente à une histoire romancée du monde de l’art. Il y a dans ce roman très peu de références aux événements historiques qui entourent les personnages. Le livre ne contient aucune date précise si ce n’est 1863, l’année du Salon des refusés, et 1876, l’année de la mort de Claude. Ni la guerre franco-prussienne, ni les massacres de la Commune qui devraient prendre place autour du chapitre VIII ne sont mentionnés. L’atelier imaginaire semble coupé du monde. Zola n’était pas à Paris durant cette période et c’est d’ailleurs à ce moment que son amitié avec Manet commence à se refroidir [16]. Cette absence de contexte historique et politique illustre le désengagement d’une grande partie des artistes de l’époque [17]. L’histoire du monde de l’art se sépare de l’histoire politique et devient celle de l’art moderne.
      Le roman se concentre sur les développements artistiques de la période et ignore son contexte historique et social [18]. L’événement central du roman est le Salon des refusés organisé en 1863. Cette année-là, le jury du Salon ayant rejeté près de 3000 œuvres, une pétition est organisée auprès de l’Empereur pour soutenir l’organisation d’un salon parallèle montrant les tableaux refusés par le jury. Cette exposition, décrite dans le roman comme un « coup d’état artistique » [19], est essentielle au développement de l’art moderne. En effet, partant du principe que le public peut faire ses propres choix artistiques et que le jury n’est pas infaillible, elle crée un débat. Le Salon des refusés met à la fois en question le despotisme du jury et le monopole académique des expositions publiques.

 

>suite

[1] P. Brady, L’Œuvre d’Emile Zola, roman sur les arts, manifeste, autobiographie, roman à clef, Genève, Droz, 67, p. 279.
[2] Nous ne nous livrerons pas ici à une analyse des différents tableaux. P. Brady ébauche cette analyse en étudiant les tableaux de la bande de Claude à partir de trois critères : source, style et sujet. Nous nous concentrons ici sur l’évolution artistique de Claude et sur sa signification.
[3] E. Zola, L’Œuvre, édition établie et annotée par H. Mitterand, Paris, Gallimard, « Folio Classique », 83, pp. 52-53.
[4] Ibid., p.182.
[5] Ibid., p.183.
[6] Ibid., p.185. La facture de ces tableaux est décrite Ibid., p. 237.
[7] Ibid., pp. 237-239.
[8] E. Zola, « Les actualistes », 24 Mai 1868, dans Écrits sur l’art d’E. Zola, édition établie, présentée et annotée par J.-P. Leduc-Adine, Paris, Gallimard, « Tel », 1991, pp. 206-207.
[9] E. Zola, L’Œuvre, Op. cit., pp. 244- 250.
[10] Ibid., p. 270.
[11] Ibid., p. 271.
[12] Ibid., pp. 284-285.
[13] Ibid., p. 305.
[14] Ibid., p. 391.
[15] E. Zola, « Mon Salon », 30 Avril 1866, dans Écrits sur l’art, Op. cit., p. 99.
[16] Pendant la guerre, Zola quitte Paris, ce qui est perçu par Manet comme un acte de lâcheté. Dans une lettre du 15 Septembre 1870 à Suzanne Manet, le peintre souligne qu’à leur retour les hommes ayant quitté Paris le payeront cher. Pour plus d’information sur Manet pendant la guerre voir sa correspondance dans Manet by Himself, édité par J. Wilson-Bareau, Londres, Time Warner Books UK, 2004.
[17] En effet pendant la guerre franco-prussienne le niveau d’engagement des artistes est très variable. Alors qu’Edouard Manet, Pierre-Auguste Renoir et Edgar Degas restent à Paris pour défendre la capitale et que Frédéric Bazille est tué au combat, Claude Monet, Alfred Sisley, Charles-François Daubigny et Camille Pissarro visitent Londres, Eugène Boudin et Narcisse-Virgile Diaz de Peña sont à Bruxelles et Cézanne se réfugie à l’Estaque.
[18] Zola ne mentionne pas les grands travaux de rénovation de Paris dirigés par le Baron Haussmann, préfet de la Seine, qui commencèrent dès 1852 et se poursuivirent jusque dans les années 1870. Ces travaux eurent pourtant un impact considérable sur l’environnent urbain et la vie quotidienne des parisiens de l’époque.
[19] E. Zola, L’Œuvre, Op. cit., p. 144.