De Manet à Moreau : l’évolution artistique
des tableaux de Claude Lantier dans L’Œuvre

- Emilie Sitzia
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Fig. 2. Cl. Monet, La Femme à l'ombrelle, 1875

      Zola commence sa série des Salons par un article intitulé « Un Suicide » [32]. Ce texte donne instantanément le ton révolutionnaire de sa critique ; les luttes du monde de l’art sont une question de vie ou de mort. Zola approche la critique d’art de façon naturaliste, il se fonde sur l’observation et l’analyse et considère que son rôle essentiel est la présentation et l’explication des œuvres au public :

 

Elle [la critique] ne se donne plus la mission pédagogique de corriger, de signaler des fautes comme dans un devoir d’élève, de salir les chefs-d’œuvre d’annotations de grammairiens et de rhétoricien. (…) La critique s’est élargie, est devenue une étude anatomique des écrivains et de leurs œuvres (…). La critique expose, elle n’enseigne pas […] [33].

 

      Le roman d’art est donc l’occasion de présenter des études de cas de tableaux et de leur réception critique, tout en intégrant une opinion sur ces expérimentations artistiques. Ainsi le tableau de Claude, Plein air, présente de façon à peine déguisée le débat critique qui entoura Le Déjeuner sur l’herbe de Manet [34]. Le tableau de Manet connaît précisément le même sort que le tableau imaginaire de Claude : une incompréhension colossale du public qui se concentre sur le sujet du tableau plutôt que sur son intention artistique. Zola, dans son article « Édouard Manet, étude biographique et critique », décrit ainsi le processus créatif du peintre, processus qu’il reprend pour son personnage de Claude :

 

Les peintres, surtout Edouard Manet qui est un peintre analyste, n’ont pas cette préoccupation du sujet qui tourmente la foule avant tout ; le sujet pour eux n’est qu’un prétexte à peindre (…). Ainsi assurément, la femme nue du Déjeuner sur l’herbe n’est là que pour fournir à l’artiste l’occasion de peindre un peu de chair [35].

 

      Ce tableau de Manet fit scandale et fit rire à cause de l’opposition de la femme nue et des bourgeois en vestes de velours noir. Dans son roman, Zola met en contexte sa propre critique d’art en décrivant l’environnement social, le contexte historique et l’atmosphère de débat qui entoura  la réception critique du tableau. Il réitère aussi dans ce roman sa défense du droit du peintre à abandonner les sujets académiques traditionnels. Rappelons que Manet n’expose jamais avec les impressionnistes et qu’il est considéré par Zola pour son amour de « l’interprétation exacte (…) [et de] l’analyse fidèle », pour sa passion de la lumière vraie et du réel comme un peintre naturaliste [36].
      De même, le tableau symboliste final de Claude qui annonce sa perte, fait écho à la critique de Zola. Ce dernier a déjà, dans ses critiques d’art, jugé durement Moreau et le symbolisme, en particulier lors de la présentation de Salomé au Salon de 1876 [37] et en 1878 où il décrit les théories artistiques du peintre comme « diamétralement opposées » [38] aux siennes, un antiréalisme qui cependant séduit. Pour Zola, en s’éloignant de la vie, le symbolisme est la mort : « Gustave Moreau fait des mythes, c’est-à-dire de la mort, parce qu’il ne peut pas faire des hommes, c’est-à-dire de la vie… » [39] dit-il dans une critique acerbe parue dans Le Journal. Ainsi, la carrière de Claude, partant de l’idéal de Zola s’écroule dans le symbolisme [40].

 

Le personnage de l’artiste

 

      L’évolution artistique du personnage, cette décadence, aux yeux de Zola, de l’art naturaliste vers l’art symboliste suit la condamnation congénitale du peintre et participe donc à la construction du personnage de l’artiste. Claude Lantier est perdu depuis le début du roman, condamné à l’échec par son hérédité. La décadence mentale du peintre s’accélère avec la perte de l’idéal naturaliste, la disparition de la réalité en peinture, la folie de l’œil et le développement de cette hérédité malheureuse. C’est lorsqu’il perd ce contact avec le réel et la nature que l’artiste meurt, et que Claude se suicide.
      Le principe chez Zola du génie incomplet victime de son hérédité trouve son reflet dans les œuvres morcelées créées par Lantier. Claude excelle dans l’ébauche :

 

Elle [une académie peinte] était superbe, enlevée avec une largeur de maître ; et, à côté, il y avait encore d’admirables morceaux, des pieds de fillette, exquis de vérité délicate, un ventre de femme surtout, une chair de satin, frissonnante, vivante du sang qui coulait sous la peau. Dans ses rares heures de contentement, il avait la fierté de ces quelques études, les seules dont il fût satisfait, celles qui annonçaient un grand peintre, doué admirablement, entravé par des impuissances soudaines et inexpliquées [41].

 

      Cette caractéristique de l’art de Lantier le poursuit à travers ses différentes périodes artistiques. A Bennecourt, Claude produit « quelques études, incomplètes, mais d’une notation charmante dans la vigueur de leur facture, [qui] furent sauvées du couteau à palette et pendues aux murs de la salle à manger » [42] . Les tableaux traduisent visuellement et de façon concrète l’artiste incomplet, incapable de devenir ce « tyran de demain » qui s’impose au public : « C’était sa continuelle histoire, il se dépensait d’un coup, en un élan magnifique ; puis, il n’arrivait pas à faire sortir le reste, il ne savait pas finir » [43]. C’est une critique que Zola avait faite des impressionnistes qui pour lui travaillent avec trop de hâte et se contentent d’à-peu-près : « […] tous les peintres impressionnistes pèchent par insuffisance technique » [44]. Le personnage du génie incomplet trouve donc son expression ultime dans l’œuvre inachevée.
      L’évolution artistique de Claude est aussi un outil d’écriture réaliste pour ancrer son personnage dans l’actualité artistique de son temps. Afin de créer un phénomène d’« illusion réaliste » [45] Zola non seulement mentionne des artistes réels – tels que Delacroix ou Courbet – mais il utilise aussi des ekphrasis qui fonctionnent comme un réseau de références indirectes. Par exemple la série de tableaux de la période impressionniste de Claude l’associe intimement avec la production artistique de ce groupe. Zola reprend les motifs et les sujets traités par ces artistes. Ainsi le jardin, la « pochade de l’allée d’abricotiers » et « les rosiers géants », lient l’art de Claude à la production artistique de Pissarro à Louveciennes et de Monet à Argenteuil [46] ; les « natures mortes, quatre pommes, une bouteille et un pot de grès, sur une serviette » invoquent Paul Cézanne et Pissarro ; le motif de la « figure habillée en plein soleil (…) à vingt reprises, vêtue de blanc, vêtue de rouge au milieu des verdures, debout ou marchant, à demi allongée sur l’herbe, coiffée d’un grand chapeau de campagne, tête nue sous une ombrelle, dont la soie cerise baignait sa face d’une lumière rose » [47], rappelle les figures de Monet dans la nature tels Les Coquelicots de 1873 ou La Promenade, La Femme à l’ombrelle de 1875 (fig. 2).

 

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[32] « Un suicide », Ibid., pp. 87-89.
[33] « La critique contemporaine », Ibid., p. 11.
[34] E. Zola, L’Œuvre, Op. cit., pp. 52-53, pp. 156-157 et p. 163.
[35] E. Zola, « Edouard Manet, étude biographique et critique », Écrits sur l’art, Op. cit., p. 159.
[36] « Mon Salon », Ibid., p. 199.
[37] « Le Salon de 1876 », Ibid., p. 343.
[38] « L’École française de peinture en 1878 », Ibid., p. 390.
[39] E. Zola, 8 juillet 1900, cité par J. Newton : « Zola, Mirbeau et les peintres », dans Écrire la peinture, textes réunis et présentés par P. Delaveau, Paris, Éditions Universitaires, 1991, note 6 p. 57.
[40] La présentation de Zola ne se veut aucunement objective. Par exemple Zola mentionne de façon explicite les dangers de la tentation Romantique et de l’influence d’Eugène Delacroix et de Victor Hugo (E. Zola, L’Œuvre, Op. cit., pp. 55-62).
[41] Ibid., p. 65.
[42] Ibid., p. 183.
[43] Ibid., p. 269.
[44] E. Zola, « Nouvelles artistiques et littéraires », Écrits sur l’art, Op. cit., p. 400.
[45] J’emprunte le terme à Henri Mitterand (L’Illusion réaliste. De Balzac à Aragon, Paris, Presses Universitaires de France, « Écriture », 1994).
[46] Voir par exemple les tableaux de Monet, Le Jardin à Argenteuil de 1873 ou Jardin à Sainte-Adresse de 1866.
[47] E. Zola, L’Œuvre, Op. cit., p. 182.