Rohan au Louvre : couleur du fantôme
et fantôme de la couleur

- Aurélien Pigeat
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Fig. 11. H. Araki, Rohan au Louvre, 2010, pp. 104-105

Fig. 12. H. Araki, Rohan au Louvre, 2010, pp. 122-123

Fig. 13. H. Araki, Rohan au Louvre, 2010, p. 18-19

Fig. 14. H. Araki, Rohan au Louvre, 2010, pp. 20-21

Fig. 15. H. Araki, Rohan au Louvre, 2010, pp. 12-13

      La troisième partie dévoile finalement le tableau à l’issue d’une descente qui conduit le réel à céder la place au fantastique. L’envers du musée devient un envers intérieur des personnages, et la réserve le lieu où surgissent les fantômes de leurs passés respectifs. Le tableau et son pigment ténébreux forment un miroir inversé : la surface fait place à une profondeur d’où s’extraient les traumatismes personnels et familiaux de ceux qui le contemplent pour se retourner contre eux. Cette dernière partie permet de découvrir enfin le sujet de la toile, et de distinguer qu’il s’agit d’un portrait féminin, ce que la comparaison inaugurale à la Joconde pouvait laisser présager (fig. 11).  La surprise vient du fait que le fantôme qui sort finalement du cadre pour s’en prendre à Rohan n’est autre que Nanase dans un kimono rappelant celui qu’elle portait alors qu’elle racontait la légende du peintre à Rohan. Le dénouement, qui mène à l’épilogue proprement dit, conduit Rohan, qui a réussi à échapper à la malédiction du tableau, à faire des recherches sur le peintre. Il approfondit la légende racontée par Nanase et découvre que l’exécution de Nizaemon Yamamura avait eu lieu après son mariage avec une femme du nom de Kishibe Nanase, une aïeule de Rohan. Son fantôme, représentant la malédiction du tableau, cherchait à faire évacuer la rancœur de son mari, emprisonnée dans la toile (fig. 12).
      Celle-ci sert donc bien de fil conducteur à un récit qui progresse vers un dévoilement par étapes successives de l’objet. Légende d’abord, puis inconnu qui échappe et enfin fantôme malfaisant, la toile suit une série de symbolisations qui tour à tour désignent des représentations fantasmatiques de la création, picturale et narrative, nous renvoyant ici à une dimension réflexive qui désigne le manga lui-même et la pratique d’Hirohiko Araki.

 

Tensions chromatiques

 

      Cette structuration est ici d’autant plus marquée qu’elle est soulignée et creusée à la fois par la composition chromatique choisie par le mangaka, dont la pratique habituelle relève du noir et blanc. Ce passage du noir et blanc à la couleur sous-tend l’esthétique de cette œuvre. Rohan au Louvre voit ainsi s’affronter un ordre, représenté par une logique narrative fondée sur l’identité de la couleur, et la menace d’un chaos, à travers le spectre du noir et blanc comme rémanence du travail classique du mangaka. Le noir du pigment de Nizaemon Yamamura signifie le basculement dans la folie, le fantastique, le glissement vers ce qui n’est pas, normalement, représentable, vers une imagerie trouble qui se donne violemment à voir à la fin du volume, après avoir été subtilement préparée tout au long du récit.
      Chacune des trois parties de ce récit est ainsi caractérisée par l’usage d’une couleur particulière qui domine l’ensemble des choix chromatiques des planches, que cela concerne le fond, les décors ou les tenues des personnages, par un jeu de nuances subtiles. Dans ce cadre, les contrastes sont créés ponctuellement soit par des couleurs jurant presque avec la couleur dominante, soit par une absence totale de couleur, un retour au noir et blanc pour certains éléments à l’intérieur des cases, phénomène que l’on peut associer à un effet de dépigmentation dans un récit portant sur la découverte d’un pigment absolument noir. Ces moments où la couleur s’absente troublent d’abord la frontière entre fiction au premier degré et fiction au second degré, les planches de manga réalisées par Rohan qui surviennent dans le récit apparaissant en noir et blanc (figs. 13 et 14). Ce trouble reste léger dans la première partie pour disparaître dans la seconde. Les rares dessins de Rohan y sont fondus dans la couleur dominante, et le blanc n’est utilisé que de manière très ponctuelle. Mais ce trouble, que l’on pouvait associer aux dessins de Rohan en compagnie de Nanase dans la première partie prend une toute autre dimension dans la troisième. Le blanc s’impose là de multiples manières qui symbolisent le déploiement du drame. Le jeu chromatique construit donc une opposition entre les deux premières parties, pourtant distantes dans le temps, et la troisième partie, à la tonalité fantastique affirmée. L’usage de la couleur sert en outre de procédé de suture entre les différentes parties du récit, aussi bien à un niveau narratif qu’à un niveau poétique, les crayonnés de Rohan dans la première partie annonçant les révélations sur le mystère familial lors du dénouement.
      Ainsi, la première partie est dominée par le jaune. Le choix de cette couleur comme fond de composition s’explique semble-t-il d’abord par l’imaginaire qui voit dans la couleur sépia la couleur du temps passé. Le choix de cette teinte, adaptée et réaménagée dans le cadre du volume, correspond à une caractérisation de cette partie en tant que récit de souvenirs. Dans ce cadre, le fond met toutefois en relief certains attributs de Rohan et de Nanase. Chez Rohan, se démarque une partie, alors verte, de la chevelure, ainsi que des bandeaux de poignet de la même couleur. Il s’agit d’éléments constants qui semblent signifier là sa jeunesse dans la mesure où sa tenue et la couleur de ses cheveux changent lors de l’arrivée à Paris. Nanase, quant à elle, alterne tenues jaunes, dans la même teinte que le fond, et tenues roses. Ce rose associe le personnage à l’irruption du mystère et du désir. Nanase apparaît d’abord indirectement par le biais de chaussures roses, puis directement dans une légère robe rose (fig. 15). Les scènes du quotidien avec le personnage sont traitées en harmonie avec la teinte jaune de la partie, puis le rose intervient à nouveau lorsque Nanase, habillée en kimono traditionnel, raconte la légende de Nizaemon Yamamura, avant de s’enfuir en pleurs sans donner d’explications à Rohan.

 

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