Rohan au Louvre : couleur du fantôme
et fantôme de la couleur

- Aurélien Pigeat
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Fig. 6. H. Araki, Rohan au Louvre, 2010, pp. 6-7

Fig. 7. H. Araki, Rohan au Louvre, 2010, pp. 8-9

Fig. 8. H. Araki, Rohan au Louvre, 2010, pp. 30-31

Fig. 9. H. Araki, Rohan au Louvre, 2010, pp. 32-33

Fig. 10. H. Araki, Rohan au Louvre, 2010, pp. 48-49

Une histoire de fantôme(s)

 

      La structure narrative de ce Rohan au Louvre est très clairement délimitée. La narration est assurée par le héros, Kishibe Rohan, et cette voix s’exprime au présent à travers un prologue et un épilogue, qui bornent le récit (fig. 6). Celui-ci se compose d’analepses articulées les unes aux autres par le mystère environnant l’objet même de l’intrigue : une toile japonaise maudite, faite à partir d’un pigment produisant la « couleur la plus noire du monde » comme l’affirme Rohan dans le prologue. Cette toile sert donc de socle au déploiement de la dynamique narrative, et c’est l’élucidation de son existence ou non, la vérification de la malédiction qu’elle véhicule et la recherche des causes de celle-ci qui organisent la progression du récit. L’objet pictural assure donc la cohésion de l’axe horizontal, syntagmatique, de l’action. Cela revêt une importance cruciale chez Hirohiko Araki dans la mesure où c’est l’action qui doit d’abord, chez ce mangaka formé à l’efficacité du shōnen, susciter l’adhésion du lecteur (fig. 7).
      L’intrigue raconte donc la manière dont Rohan a découvert l’existence du tableau et comment il s’engage dans ce que lui-même appelle une « aventure » afin de pouvoir de ses yeux contempler cette œuvre. L’action elle-même peut se découper en trois parties. La première partie revient sur un été de la jeunesse du héros au cours duquel il rencontre une jeune femme qui lui révèle l’existence de cette toile. La seconde partie du récit présente la visite, dix ans plus tard, de Rohan au Louvre, pour retrouver ce tableau, et la descente dans les réserves en compagnie d’un conservateur, d’une traductrice et de deux pompiers. L’entrée dans une partie des réserves abandonnée depuis une trentaine d’année amorce la troisième et dernière partie du récit : la découverte du tableau et ses conséquences fatales pour les membres de l’expédition. Le dévoilement du tableau constitue bien le fondement de la dynamique narrative de ce récit : mythe dans la première partie, trésor réel dont il faut retrouver la trace dans la deuxième, et nœud du drame fantastique une fois découvert dans la troisième, avant que l’épilogue n’apporte les réponses aux mystères. Chaque partie a par ailleurs son identité propre concernant le déroulement de l’action.
      La première partie est une analepse par rapport à la recherche du tableau, et narre la première fois que Rohan en entendit parler. Elle revient sur la jeunesse du héros, et ses efforts pour devenir mangaka. Retiré chez sa grand-mère pour travailler un projet de manga, il rencontre une jeune femme, Nanase, qui disparaît mystérieusement après lui avoir parlé d’un tableau à l’aura presque « maléfique », conservé au Louvre, caractérisé par un pigment noir exceptionnel, et présenté comme « l’opposé de la beauté de la Joconde » (fig. 8). Cette partie est construite autour de l’idée de la première fois dans la mesure où Rohan tente de composer son premier manga, éprouve ce qui ressemble à un premier élan amoureux pour Nanase et découvre l’existence et la légende du peintre Nizaemon Yamamura. Celui-ci est introduit par le biais d’un récit enchâssé assumé par Nanase, habillée avec un kimono traditionnel au moment où elle raconte cette légende. Ce peintre, qui aurait vécu il y a trois cents ans, aurait découvert un pigment noir étrangement brillant. Il l’aurait extrait d’un arbre de plus de mille ans, qu’il était interdit d’abattre. Exécuté pour avoir enfreint cet interdit, le peintre n’aurait laissé qu’une toile, cachée puis rachetée récemment par le Louvre, les autres ayant été détruites par crainte de l’aura de malédiction qui enveloppait l’artiste (fig. 9). Cet enchâssement des récits densifie le mystère autour de la toile, mystère comme redoublé ou métaphorisé par celui de la jeune femme. En effet, après ce récit de Nanase, une atmosphère de drame s’installe autour du personnage qui disparaît finalement sans explication, après avoir violemment déchiré les dessins que Rohan avait faits d’elle. Dans cette première partie, la toile acquiert donc une valeur de légende, et amorce la logique de dévoilement qui guide le récit en le nimbant de violence.
      Le récit s’installe alors dans la chronologie d’abord posée par la narration avec le voyage en France de Rohan, et sa visite du Louvre, dix ans après l’été passé en compagnie de Nanase. Rohan est entretemps devenu un mangaka reconnu, et une allusion à la Joconde lui rappelle ce « doux souvenir de jeunesse » qu’il va indirectement poursuivre en recherchant cette fameuse toile. Cette découverte est effectuée en deux temps : la recherche dans le Louvre public, officiel, qui forme la deuxième partie du récit, puis l’exploration d’anciennes réserves du musée qui en constitue la troisième. Ces deux moments fonctionnent comme le basculement de l’endroit d’un lieu à son envers, comme le passage du réel au fantastique, ou de l’illusion commune à la vérité celée. Ce mécanisme est directement mis en scène dès l’arrivée de Rohan à Paris : l’image d’un avion survolant la Tour Eiffel que le lecteur associe à cette arrivée annoncée se révèle n’être en fait qu’une carte postale que Rohan tient dans sa main à l’entrée du Louvre (fig. 10).
      Après la légende dans la première partie, c’est la question du nom qui donne sa cohérence narrative à la deuxième. En effet, Rohan est devenu un mangaka connu, en dehors même de son pays, et son entrée dans le Louvre s’accompagne d’une demande d’autographes de la part de fans qui le reconnaissent, tandis qu’une traductrice est mise à sa disposition par l’administration du musée pour ses recherches. Celles-ci conduisent à la découverte du nom du tableau, Sous la lune, à partir du nom du peintre, pourtant inconnu de la traductrice du musée et même du conservateur du département des arts d’Asie. Les noms de Kishibe Rohan et de Nizaemon Yamamura sont mis en parallèle, dans un rapport d’inversion, le parallèle se prolongeant concernant les dessins des deux artistes. Lors de la demande d’autographe Rohan dessine et signe deux planches en même temps sans même toucher le papier, et sans que les fans ne se rendent compte, dans un premier temps, de la réalisation du mangaka. Le dessin et la signature apparaissent de manière presque magique, tandis que le tableau de Nizaemon reste toujours invisible dans cette partie. De manière curieuse, la fiche du tableau ne s’ouvre pas dans le registre informatique des œuvres du musée. Cette invisibilité de la toile est renforcée par le lieu même où elle est conservée : une réserve abandonnée depuis plus de trente ans alors que la toile a été acquise seulement vingt ans plus tôt. Il faut donc au héros descendre dans cette réserve, accompagné par la guide, le conservateur et deux pompiers. La transition vers cette réserve s’effectue par une progression de la lumière à l’ombre, de la célébrité à l’inconnu : les galeries du Louvre et certaines de ses œuvres les plus connues, puis les réserves utilisées et ses œuvres que l’on devine, protégées sous des pans de tissu ou enfermées dans des caisses, et enfin la réserve abandonnée.

 

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