La Mise en abyme imagée
- Jean-Marc Limoges
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Figs. 1 et 2. T. Holland, Fright Night, 1985
Il
est toutefois une autre modalité temporelle que ne pouvait
pas offrir la littérature et que peut, en revanche, offrir
le cinéma. Dällenbach l’entrevoit
d’ailleurs, par la négative, quand il
écrit : « incapable de dire la
même chose en même temps
qu’elle, l’analogon de la
fiction, en le disant ailleurs, le dit à
contretemps et sabote par là même
l’avancé successive du
récit » (p. 82, l’auteur
souligne). Dominique Blüher, reprenant le travail
là où Dällenbach l’avait
laissé, ajoute à ces trois modalités
temporelles – qu’elle nomme
indifféremment
« espèce » (p. 74),
« type » (p. 86),
« fonction » (p. 74) ou
« catégorie » (p. 85)
–, une quatrième possibilité, que le
cinéma accomplit. Elle parle de mise en abyme
« simultanée »
– qu’elle nomme aussi « arrière-fond »
– pour qualifier ces configurations dans lesquelles une
« action (…) se déroule en
même temps dans une salle de cinéma et
à l’écran » (p. 87,
nous soulignons). Il faudrait toutefois ouvrir une telle
définition, trop restrictive, afin de pouvoir
l’appliquer à toute autre configuration que le
« film dans le film », en
insistant sur ceci que la mise en abyme simultanée peut
reposer sur n’importe quel support, qu’il soit
visuel (film certes, mais aussi tableau, photo, etc.), voire sonore
(musique, chanson, etc.) ou même écrit (roman,
poème, etc.).
Blüher
tente à son tour d’illustrer ces
différentes modalités temporelles au
cinéma. Elle donne d’abord, comme exemples de
mises en abyme prospectives, Die Sehnsucht der Veronika Vozz
(R. W. Fassbinder, 1982), dans lequel le film que regarde Veronika
(Rosel Zech), au début du film même, annonce son
propre déclin ; en effet, précise
Blüher, « l’extrait du film
second Schleichendes Gift résume
(…) par son titre "poison lent", l’histoire de
Veronika Voss que le film dévoilera par la
suite » (p. 76). Mais Blüher cite aussi La
Passion de Jeanne d’Arc (C. Th. Dreyer, 1928) qui
apparaît dans Vivre sa vie (J.-L.
Godard, 1962) et qui annonce la mort de Nana (Anna Karina) à
la fin du film même, ainsi que la fameuse séquence
d’actualités News on the March
ouvrant Citizen Kane (O. Welles, 1941) et qui
révèle un avant-goût de
l’histoire à laquelle nous assisterons. Elle offre
ensuite, comme exemples de mises en abyme rétrospectives,
les divers extraits de films qui ponctuent Crime and
Misdemeanors (W. Allen, 1989) et qui
réfléchissent, chaque fois, une partie de
l’histoire dont nous venons d’être
témoins. Elle présente aussi, comme exemples de
mises en abyme rétro-prospectives, Les Aventuriers
(R. Enrico, 1966), au début duquel est tourné un
film amateur « qui dévoilera aux
chercheurs (au milieu du film) l’emplacement du
trésor » (p. 85) et Splendor
(E. Scola, 1988), à l’intérieur duquel
est projeté It’s a Wonderful Life
(F. Capra, 1946), qui résume et préfigure la
situation de Jordan (Marcello Mastroianni). Enfin, après
l’exemplification, au cinéma, de ces
« trois catégories que l’on a
pu emprunter à la critique
littéraire » (p. 86), Blüher
expose, comme exemples de mises en abyme
simultanées, Sherlock Jr.
(B. Keaton, 1924) et The Hard Way (J. Badham,
1991), mais surtout Saboteur (A. Hitchcock,
1942), suspense à la fin duquel Frank Frye (Norman Lloyd),
poursuivi par des policiers armés, se réfugie
dans un cinéma où il se défend par des
coups de feu, tandis que, derrière lui, sur
l’écran, un homme tire aussi des coups de feu.
Matière de l’expression
Dans
La Mise en abyme filmique : essai de typologie
(2000), Sébastien Févry, s’inspirant
des travaux de Christian Metz (et, par son intermédiaire, de
ceux de Louis Hjelmslev), distingue la mise en abyme
« homogène », la
« mise en abyme qui s’exprime par le biais
d’une seule matière de
l’expression » (p. 30) de la mise en abyme
« hétérogène »,
la « mise en abyme (…) qui se
déploie en usant du son et de
l’image » (p. 30). Les
premières, précise-t-il, peuvent être
« imagées »,
« verbales »,
« musicales »,
« bruitées » ou
« graphiques ». Aussi, si
l’on suit bien ses exemples, est
« imagée » la mise en
abyme qui se manifeste par l’image du film
emboîtant (et non celle dont
l’œuvre emboîtée
se manifeste par l’image), est
« sonore » la mise en abyme qui
se manifeste par le son du film emboîtant
(et non celle dont l’œuvre emboîtée
se manifeste par le son), etc. Toutefois, il ne suffit pas, selon nous,
de ne porter attention qu’à la matière
à laquelle l’œuvre emboîtante
(celle que nous percevons) recourt pour manifester son contenu, mais il
s’agit aussi de porter attention à celle
à laquelle l’œuvre emboîtée
(celle que perçoivent ou que peuvent percevoir les
personnages) recourt pour manifester le sien, puis d’observer
comment, en somme, celle-ci se manifeste dans et par
celle-là. En fait, Févry ne semble
s’intéresser qu’aux configurations que
nous pourrions appeler
« directes » – une image
emboîtée se manifestant par l’image
emboîtante, un son
emboîté se manifestant par le son
emboîtant, etc. – et laisser de
côté les configurations que nous pourrions nommer
« indirectes ». Comment
qualifier, par exemple, un tableau mis « en
abyme » dans un roman ? Est-ce une mise en abyme
« imagée » ou
« graphique » ?
Nous
maintenons pour notre part que la mise en abyme
imagée recoupe les œuvres
emboîtées reposant sur un support (un canal) dont
le contenu peut être vu, et par les personnages, et par les
spectateurs. On remarque que le support (le canal)
emboîté pourra certes prendre diverses formes
(film, émission, bande dessinée, etc.), mais
qu’il se manifestera toujours, par l’image,
dans le film, et sera toujours
manifesté par l’image du
film. Ainsi, les mises en abyme imagées
constituent des configurations qui mettent en leur centre des affiches,
des photos, des tableaux, voire même des pièces de
théâtre ou de marionnettes qui seront vus,
à la fois, et par les personnages, et par les spectateurs.
Passons en revue des exemples de mises en abyme
cinématographiques imagées prospectives,
rétrospectives, rétro-prospectives et
simultanées, puis, tentons de voir si une nouvelle
modalité temporelle ne pourrait pas être
recensée.
* * *
Mise en abyme imagée prospective
Fright
Night (T. Holland, 1985) s’ouvre sur une
émission de télévision mettant en
vedette Peter Vincent (Roddy McDowall) pratiquant un exorcisme (fig.
1). Le film lui-même se terminera par une
semblable
scène d’exorcisme pratiquée par Vincent
(fig.
2).
Being
John Malkovich (S. Jones, 1999) s’ouvre sur une
pièce de marionnettes dans laquelle un pantin de bois
effectue une danse (fig. 3)
qui sera reprise par John Malkovich
(lui-même) beaucoup plus tard dans le film (fig. 4).
Plus loin,
dans le même film, nous assistons à une discussion
entre deux marionnettes (fig.
5), discussion qui sera
immédiatement (et textuellement) reprise par les deux
personnages, Craig (John Cusack) et Maxin (Catherine Keener),
qu’elles représentaient (fig. 6).