Ce
cas de figure nous oblige, à l’instar de
Dällenbach, à faire une remarque
d’importance, notamment pour qui désire passer des
mises en abyme littéraires aux mises en abyme
cinématographiques imagées :
« le dédoublement interminable
[c’est-à-dire la mise en abyme infinie] est
littéralement [on pourrait même dire
« littérairement »]
voué à demeurer sinon à
l’état de programme, du
moins au stade de l’ébauche »
(p. 145, nous soulignons). En effet, poursuit-il, « en
littérature [ce procédé] ne se signale
(…) qu’à l’état de
projet, de référence
emblématique ou de réalisation partielle »
(p. 146, nous soulignons) [4].
Aussi,
Dällenbach éprouve-t-il plus de
facilité, pour illustrer la mise en abyme infinie,
à puiser ses exemples dans les arts de l’image, et
notamment dans la publicité. Il évoque la
« boîte de cacao de marque
hollandaise » sur laquelle on voit
l’« image d’une jeune paysanne
en coiffe de dentelle qui [tient] dans sa main gauche une
boîte identique, ornée de la même
image » (p. 34, n. 1) [5], les
« réclames du Quinquina
Dubonnet, où il y a une bouteille portant une
étiquette, sur laquelle il y a la même bouteille,
portant à son tour la même étiquette,
sur laquelle il y a de nouveau la bouteille, portant, etc.,
etc. » (p. 35, n. 2) [6], la
« boît[e] de Quaker Oats
[sur laquelle] on voit un quaker tenant dans la main une
boîte de flocons d’avoine, sur laquelle est un
autre quaker tenant une autre boîte, sur laquelle est un
nouveau quaker, etc. » (p. 35) [7], exemples
auxquels nous pourrions ajouter la fameuse Vache qui rit,
cette boîte de fromages sur laquelle « on
voit une vache dont les boucles d’oreilles sont des
boîtes de vache-qui-rit [sic] dans
lesquelles on voit la vache elle-même, qui porte des boucles
d’oreilles etc. » [8] Ce passage du
texte
littéraire à l’image (publicitaire)
donne à penser. Nous y reviendrons.
Enfin,
quand vient le temps d’exemplifier la mise en abyme
aporétique, Dällenbach laisse tomber les exemples
picturaux pour offrir un exemple…
cinématographique (d’ailleurs canonique), le 8½
de Fellini. Il ne parvient pas à donner des exemples
picturaux parce que l’œuvre dans
l’œuvre ne peut être
l’« œuvre
même » qu’à la
condition qu’elle n’apparaisse pas
dans celle-ci (en effet, si l’œuvre même apparaissait
dans l’œuvre, la mise en abyme deviendrait
automatiquement infinie). Aussi, pour qu’une œuvre
soit aporétique, pour que l’œuvre dans
l’œuvre soit l’œuvre
même, il ne faut que la décrire,
que l’évoquer, que la rêver,
elle doit demeurer (non par impossibilité – comme
c’est le cas pour la mise en abyme
infinie – mais par nécessité)
à l’état de
« programme »,
d’« ébauche »,
de « projet », de
« réalisation
partielle » et ne jamais paraître en son
centre. Citant l’article de Christian Metz,
« La construction "en abyme" dans Huit et
demi, de Fellini », Dällenbach
répète que « pour que
l’œuvre "en abyme" apparaisse ne faire
qu’une avec celle qui la contient
[c’est-à-dire pour être
aporétique], il faut lui retirer toute
possibilité de se distinguer »
(p. 147, n.1, nous soulignons), c’est-à-dire
d’apparaître dans
l’œuvre (d’où les
pointillés dans l’icône que nous avons
présentée au début). Il sera donc
nécessaire de semer tout au long du récit des
indices nous permettant d’affirmer que
l’œuvre à faire est
l’œuvre faite. Aussi, l’exemple par
excellence de mise en abyme aporétique en
littérature se trouve-t-il, selon nous, dans La
Recherche du temps perdu (1913-1927) de Proust,
œuvre dans laquelle un romancier rêve, tout au long
du livre, au livre qu’il écrira et qui est le
livre que nous sommes en train de lire. Et on aura compris que cette
œuvre peut être dite
« aporétique »
justement parce qu’elle est demeurée à
l’état de programme,
d’ébauche, de projet tout au long de la Recherche.
Modalités temporelles
Aux
pages 82 à 94 de son essai, Lucien Dällenbach
établit un découpage temporel qui n’a
pas connu, à ce que nous en savons – ni dans son
propre travail, ni dans celui de ceux qui s’en sont
inspirés – tout le retentissement qu’il
aurait mérité. Reprenant les avancés
de Gérard Genette (notamment celles exposées dans
« Discours du
récit »), Dällenbach tente une
systématisation de l’« achronie
que représente toute mise en abyme
fictionnelle » (p. 82, l’auteur
souligne).
Il suggère alors de parler de trois
« espèces » de mises
en abyme (voir note 1) – nous
préférerions cependant parler de trois
« modalités
temporelles » afin d’éviter
toute confusion –, selon les trois « modes
de discordance » (p. 83) possibles entre ce que
Genette appelle le « temps de
l’histoire » (l’ordre dans
lequel les événements se présentent dans
la diégèse) et le
« temps du récit »
(l’ordre dans lequel les événements se
présentent dans le discours). Il
propose ainsi de parler de mise en abyme
« prospective » – ou
« liminaire » (p. 83) ou
« inaugurale » (p. 85) ou
« prophétique » (p.
86), qu’il nomme aussi « boucle
programmatique » (p. 83) –, de
mise en abyme
« rétrospective »
– ou « terminale » (p.
87), qu’il nomme aussi « coda »
(p. 87) – et de mise en abyme
« rétro-prospective »
– qu’il nomme aussi « pivot »
(p. 89) – et qui constitue une
« charnière entre un déjà
et un pas encore » (p. 89, l’auteur
souligne).
Dans sa
thèse de doctorat, Le Cinéma dans le
cinéma : film(s) dans le film et mise en abyme
(1997), Dominique Blüher précise que la mise en
abyme prospective « réfléchit avant
terme l’histoire à
venir » (p. 74, nous soulignons), que la mise en
abyme rétrospective
« réfléchit après
coup l’histoire accomplie » (p.
74, nous soulignons) et que la mise en abyme
rétro-prospective
« réfléchit
l’histoire en découvrant les événements
antérieurs et les événements
postérieurs à son point
d’ancrage dans le récit » (p.
74, nous soulignons).
Ne
s’intéressant qu’à la
littérature, Dällenbach donne, comme exemples de
mises en abyme prospectives, Zauberschloss
(1830) de Ludwig Tieck, où un personnage raconte, tout juste
avant les fiançailles de Luise, une histoire qui anticipe
celle du récit principal et Les Dix petits
nègres (1939) d’Agatha Christie
où une comptine annonce les diverses morts dont seront
victimes les différents personnages – exemples
auxquels on pourrait ajouter ceux qu’il avait
lui-même précédemment donnés
de La Légende de saint Julien
l’Hospitalier (1877) de Flaubert, où
une prophétie préfigure le destin du
héros et Une Vie (1883) de Maupassant,
où une tapisserie représentant les malheurs de
Pyrame et de Thisbé – décrite par le
narrateur – annonce le destin de
l’héroïne. Il offre ensuite, comme
exemples de mises en abyme rétrospectives, Rome
(1896) de Zola, roman au terme duquel l’abbé
Pierre Froment voit dans un tableau le symbole de son propre
échec à Rome et Le Docteur Faustus
(1949) de Thomas Mann, où un oratorio résume des
pans de l’histoire qui se termine. Enfin, pour illustrer ce
qu’il entend par mise en abyme rétro-prospective,
il rapporte l’exemple de Henri
d’Ofterdingen (1801) de Novalis : le
personnage principal découvre, au milieu du
récit, un livre qui
« récapitule et préfigure sa
vie entière » (p. 91).
[4]
Dällenbach explique : « La raison
de cet inaccomplissement se discerne sans peine. Elle tient
à la structure même d’une
représentation dont la profondeur implicite se heurte aux
limites du récit (…). Non qu’une
œuvre de langage ne se puisse résumer. Mais la
croire capable d’englober le résumé de
son résumé et, dans celui-ci, le
résumé du résumé de son
résumé, serait ne point compter avec la contrainte
linéaire qui la régit. Le
pourrait-elle d’ailleurs que ces
résumés successifs, tour à tour
interrompus et repris, en viendraient fatalement à
excéder la patience et la compétence
mémorielle du lecteur : la mémoire
phosphorescente étant limitée,
les degrés d’imbrication devraient
l’être aussi ; et quand même
ils ne le seraient pas, comment parviendraient-ils à
susciter le vertige en se présentant selon une disposition
successive ? » (pp. 145-146, nous soulignons)
D’ailleurs, dans son article « Mise en
abyme », paru dans le Dictionnaire des
genres et des notions littéraires (1997),
Dällenbach rappelait que la littérature (notamment
« les comédies de Tieck ou Les
Faux Monnayeurs ») ne nous donnaient
« en littérature [qu’] une
idée approchée » (p.
12).
[5]
Il s’agit d’un exemple emprunté
à Michel Leiris auquel on pourrait ajouter cette autre
boîte, de la même marque, sur laquelle on voit
l’image d’une jeune infirmière tenant
dans ses mains un plateau sur lequel on retrouve une boîte
identique, aussi ornée de la même image.
[6]
L’exemple est emprunté directement à Contrepoint
d’Aldous Huxley (p. 344).
[7]
L’exemple est emprunté à Histoire
du roman français depuis 1918 de Claude- Edmonde
Magny (p. 245) qui se réfère à Contrepoint
de Huxley.
[8]
Cité sur le site Lettres.org
à l’entrée « Mise en
abyme » (consulté le 1er janvier 2008).
Cité aussi par Sébastien Févry (p. 24)
et par Lucien Dällenbach dans son article
« Mise en abyme » paru dans le Dictionnaire
des genres et des notions littéraires (1997).