L’image dans le récit.
La Cage ou la mise en abyme iconique

- Claire Latxague
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Fig. 16. M. Vaughn-James, La Cage, 2006, p. 84

Fig. 17. M. Vaughn-James, La Cage, 2006, p. 104

Fig. 18. M. Vaughn-James, La Cage, 2006, p. 106

Fig. 19. M. Vaughn-James, La Cage, 2006, p. 160

Fig. 20. M. Vaughn-James, La Cage, 2006, p. 180

Fig. 21. M. Vaughn-James, La Cage, 2006, p. 182

      D’autres ressemblances avec d’autres romans du Nouveau Roman peuvent être identifiées. L’un d’eux, cependant, me semble entretenir une très riche correspondance avec La Cage. Il s’agit de Les Corps conducteurs de Claude Simon, dont le titre visite déjà le même imaginaire de l’énergie qui circule entre les pages et génère l’œuvre. Dans ce roman, lieux et temporalités s’entrelacent dans les phrases du paragraphe unique qui constitue le livre, au gré des souvenirs d’un  homme, déclenchés par les objets et les images qu’il perçoit. Les décors décrits dans le roman correspondent parfois exactement avec les images de La Cage et sont également aux antipodes les uns des autres, comme le sont la ville et le paysage du tertre. Ainsi en est-il d’une grande ville moderne, caractérisée par ses gratte-ciel :

 

Dominant les plus hautes façades, les formes de quelques gratte-ciel se dressent à travers la brume qui les décolore, se confondant presque avec le ciel blanc, grisés par les pointillés de leurs milliers de fenêtres en lignes verticales (ou horizontales, suivant la priorité donnée par les architectes à l’un ou l’autre des styles), semblables à des colonnes sans chapiteaux, plates, et de hauteurs inégales [30].

 

Remarquons que l’évocation des pointillés ainsi que le rapprochement graphique entre l’architecture de la ville et celle d’un temple coïncide avec certaines ressources du dessin de Martin Vaughn-James. Un autre paysage, celui de la jungle, s’immisce dans le récit à partir de l’observation des tableaux qui ornent la salle du congrès. Ce sont des reproductions de l’arrivée de Christophe Colomb en Amérique, scènes qui renvoient elles-mêmes à d’autres séquences, contemporaines cette fois-ci, de guérilleros progressivement engloutis par la forêt tropicale. Ainsi, dans les descriptions d’une végétation foisonnante qui couvre le champ de vision, deux époques se télescopent pour ne former qu’une seule histoire qui se répète au cours des siècles. Passé et futur s’entremêlent grâce à la répétition des mêmes mots employés dans des contextes différents, de même que dans La Cage, ce sont les feuilles de la végétation qui reviennent de page en page jusqu’à remplir toute l’image (pp. 116 et 140).
      Graphiquement, La Cage reprend le motif de la fragmentation qui parcourt le roman et donne l’impression que d’une séquence à l’autre les pièces d’un grand puzzle se dispersent et deviennent interchangeables. Par exemple, les vêtements de soldats dans la jungle se déchirent et se confondent, sur la peau, avec les taches de lumière :

 

[…] les vestiges lacérés des éclatantes tenues semblent prendre les teintes mêmes de la forêt et les pastilles de soleil qui tombent par les interstices du plafond végétal jouent indifféremment sur elles et les feuilles parmi lesquelles elles se confondent [31].

 

Ces « pastilles de soleil » réitèrent, elles-mêmes, l’effet des lumières clignotantes de la ville tandis que les déchirures annoncent le visage craquelé d’Orion, figure mythologique récurrente dans le roman.
      Ici encore, une étude comparée des deux œuvres révèlerait de très riches correspondances. Je m’en tiendrai à une dernière remarque concernant les symboles communs à toutes deux. D’une part, le motif du serpent, animal symbolique des civilisations précolombiennes, apparaît régulièrement dans le roman de Claude Simon. D’abord comme définition dans un dictionnaire, puis sous la forme d’un boa à plumes, du sexe du personnage et dans la description de la sinuosité des lignes des paysages ou des veines sur la peau. Or, dans La Cage serpentent également les lianes autour des tissus (fig. 12), des vêtements, des feuilles, parfois rampant au sol, comme l’encre qui se répand sur le carrelage (figs. 16, 17 et 18). Enfin, la figure de l’organisme, peuple tout le récit de son champ lexical, peut-être sous l’effet de la douleur du personnage dont nous apprenons qu’il est atteint d’une maladie du foie. Ce corps, fragmenté comme dans les ouvrages d’anatomie, mais également transpercé par la douleur, n’est-il pas le corps absent supplicié dans La Cage ? La prolifération de la matière du musée n’évoquerait-elle pas cette progression incontrôlable de la maladie ? Circulation sinueuse et rampante, prolifération organique, qui sont deux forces unificatrices de ces œuvres fragmentées.
      À la lueur de ces remarques, la dernière partie du roman graphique peut se lire comme la mise en regard de l’écriture et de la lecture. Les rues de la ville moderne, lieu du futur, sont envahies par les objets de l’auteur déchirés et brisés comme le verre des fenêtres et des lampadaires (fig. 19). Le grillage de la cage et les murs du musée ressurgissent et s’interpénètrent (fig. 15). Si le musée est le lieu de la mémoire des œuvres et la cage le livre qui s’écrit, celle-ci ne saurait donc tenir sans les fondations de l’autre. Les images mises en abyme contemplent le décor qui se détruit du haut de leur cadre et dialoguent avec elles comme le livre dialogue avec ses prédécesseurs. L’enchâssement et la concomitance de toutes les images en une seule (p. 176), s’achèvent dans une grande catastrophe accompagnée par l’incantation du texte : « la cage la cage la cage la cage » (p. 176). Toutes les cages n’en font qu’une, le dénouement est imbrication et tout reste à dénouer.

 

La lecture du livre

 

      Il faut, à présent, sortir de La Cage. Que reste-t-il de l’édifice ? Cinq diptyques (pp. 178-186) nous guident jusqu’aux dernières pages blanches. Rétablissant le calme après la tempête, ils sont aussi bien fin qu’espoir de recommencement. Le générateur est entièrement en ruines mais il est le seul à avoir survécu au milieu du paysage. La chambre s’est effondrée mais les meubles sont à leur place, incorrompus (fig. 20). Enfin, la cage est comme neuve au milieu du désert (fig. 21). Les lieux de la création ont survécu à la ruine et le lecteur tient encore le livre entre ses mains.
      Arrivé au terme du livre, le lecteur est conscient que celui-ci n’est jamais vraiment achevé. Il a parcouru ses pages comme les lianes serpentines. Il est la machine qui perçoit, enregistre et réalise les connexions mentales entre différentes images. Il a glané les indices du récit à travers les pages pour donner une cohérence à cette « mosaïque éparse », ainsi que l’écrivait Jean Ricardou :

 

Le dispositif du livre forme ce qu’on pourrait nommer un assemblage problématique. Des fragments divers appartenant à des séquences différentes s’y proposent consécutivement selon un ordre dispersé qui suscite, chez le lecteur, un désir irrépressible. Celui, peut-être de toute lecture : obtenir l’assemblage d’une figure cohérente [32].

 

Peut-être est-ce même lui qui a donné sa forme au livre, sa construction en diptyques au rythme de sa propre lecture, d’abord la page de gauche puis celle de droite.
      Ce lecteur est celui qu’appelaient de tous leurs vœux Alain Robbe-Grillet et Jean Ricardou. Un lecteur qui, loin d’être paresseux, n’attendrait pas que tout lui fût donné d’avance et qui devrait inventer une nouvelle forme de lecture créatrice :

 

[Le lecteur] s’il avise de revenir en amont, risquer un œil en aval, ou relire un passage, le lecteur compose de lui-même un livre autre, dont certaines pages, précisément, sont dédoublées, et insérées, selon sa  volonté, en d’autres points du récit [33].

 

Une lecture multiple et relancée [34] à laquelle invite la structure-même de La Cage. En ces pages crépusculaires, le désert revient comme au début du livre. Le texte s’achève par des points de suspension comme trois grains de sable sortis de l’image pour relancer la lecture. La matière du texte et la matière graphique s’évanouissent en pointillés jusqu’au diptyque final, non paginé, de deux pages vierges, comme les premières. Le livre invite ainsi à une nouvelle lecture, à de nouvelles interprétations telles que celles que j’ai proposées ici, avec « l’espoir qu’une fois rassemblées ces observations fluctuantes serviraient en quelque façon à reconstituer et finalement à éclairer cette chose dont la nature même défiait l’examen » (p. 72).

 

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[30] Cl. Simon, Les Corps conducteurs, Paris, Minuit, 1971, p. 22.
[31] Ibid., p. 128.
[32] J. Ricardou, « Le récit en procès » dans Le Nouveau Roman, Op. cit., p. 76.
[33] J. Ricardou, « L’histoire dans l’histoire », Problèmes du nouveau roman, Op. cit., p. 190.
[34] J. Ricardou, « Le récit en procès » dans Le Nouveau Roman, Op. cit., pp. 79-81.