L’image dans le récit.
La Cage ou la mise en abyme iconique

- Claire Latxague
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Fig. 5. M. Vaughn-James, La Cage, 2006, p. 40

Fig. 6. M. Vaughn-James, La Cage, 2006, p. 48

Les objets de l’auteur

 

      Qui dit mise en abyme dit souvent auto-représentation de l’auteur dans son œuvre. Pour Lucien Dällenbach, la mise en abyme a pour fonction de mettre en évidence « la construction mutuelle de l’écrivain et de l’écrit » [7]. Daniel Bougnoux parle, lui, d’« autoréférence » au sujet de ces romans où « surgissent des épisodes de lecture et d’écriture, où nous pouvons reconnaître une description du travail de l’auteur lui-même, et donc en particulier la genèse et le fonctionnement (la « pragmatique ») du propre texte que nous lisons » [8]. Or, dans La Cage, il ne reste d’un hypothétique auteur que les objets qui permettraient de le représenter.
      La chambre (pp. 34-40) est le lieu où l’on se sent le plus près de la possibilité d’un personnage. Elle est meublée de deux chaises, d’un bureau, d’un lit et d’une armoire. Il ne reste, en guise de peau, que quelques vêtements sur les chaises, des feuilles blanches sur le bureau. Enveloppe du corps et corps de l’œuvre qui va s’écrire. Chacun des quatre murs de la pièce contient un reflet ou une ouverture sur l’extérieur : une porte, un placard, une fenêtre et la glace de l’armoire. Par un effet de proximité visuelle, leur forme rectangulaire rappelle également celle des feuilles, l’ensemble étant, à son tour, contenu dans le cadre de l’image et le rectangle de la page. Cet effet d’enchâssement, encore discret, va s’accentuer au fil des pages.
      Les feuilles vierges pourraient indiquer que l’on se trouve dans la chambre de l’auteur, mais elles restent blanches, en contraste avec la nuit d’encre que l’on voit à travers la fenêtre. En revanche, la chambre se remplit peu à peu de sable (fig. 5). De nouveau, la progression de la matière est la seule action que l’on puisse suivre et qui marque le passage du temps, transformant la pièce en sablier. Au mur apparaissent des tableaux dont le motif mute à chaque page : conservant sa forme, il change de matière, se fossilise, puis devient végétal.
      Mais l’auteur est-il vraiment absent ? Le texte qui accompagne ces images (pp. 34-40) semble reprendre les hésitations du dessinateur, paraphraser le dessin et l’interpréter, comme si le texte faisait et lisait l’image en même temps :

 

peut-être est-ce la nuit / la lumière réduisant toutes choses à une surface unique et continue
comme si la pièce et tout son contenu / avaient été recouverts d’un même film gris et luminescent
durcissant jusqu’à former une sorte de peau qui persiste / bien après que les objets qui lui ont donné forme et contour
se sont désintégrés

 

C’est dans cette relation entre lumière et matière, dans ce qui rend possible la perception des choses qu’œuvre et auteur se construisent mutuellement. L’auteur se trouve dans la perception des choses et leur mutation est le fait de son regard. Ainsi l’expliquait Alain Robbe-Grillet en réponse à ceux qui reprochaient au Nouveau Roman l’absence de personnages :

 

Même si l’on y trouve beaucoup d’objets, et décrits avec minutie, il y a toujours et d’abord le regard qui les voit, la pensée qui les revoit, la passion qui les déforme. (…)
Et, si l’on prend objet au sens général (…), il est normal qu’il n’y ait que des objets dans mes  livres : ce sont aussi bien, dans ma vie, les meubles de ma chambre, les paroles que j’entends, ou la femme que j’aime, un geste de cette femme, etc. Et, dans une acception plus large (…), seront encore objets le souvenir (par quoi je retourne aux objets passés), le projet (qui me transporte dans des objets futurs : si je décide d’aller me baigner, je vois déjà la mer et la plage, dans ma tête) et toute forme d’imagination [9].

 

      La chambre n’est-elle pas justement le lieu où se projette l’imaginaire ? Le lit, celui où se construisent les rêves ? Ce lit se trouve précisément face à la fenêtre, d’abord complètement noire, et à travers laquelle le lecteur aperçoit ensuite un bâtiment avant de quitter la chambre et de se trouver face à lui (p. 42).

 

L’architecture d’un récit

 

      La préface de Martin Vaughn-James nous éclaire sur la fonction de cet édifice :

 

[…] j’avais besoin d’une sorte de générateur qui pourrait produire des images atemporelles et autocumulatives, des images qui feraient boule de neige et s’élèveraient tel un château de carte. J’empruntai la façade d’une station de pompage électrique pour créer mon « générateur d’images » [10].

 

Lit et générateur sont placés l’un face à l’autre, comme en reflet. Les pages qui représentent le bâtiment rappellent la progression vers le tertre. Chaque diptyque rapproche le lecteur de la porte du générateur et le représente dans un état de décrépitude plus avancé que le précédent (fig. 6). Jusqu’ici, le temps se traduisait par la mutation de la matière ; à partir de maintenant, le temps est également usure des choses que l’on perçoit, comme si la lecture érodait le livre lu.
      Le texte qui accompagne cette séquence marque une nouveauté dans le récit avec l’évocation du son, la description de bruits qui peuvent aller jusqu’au cri. Il introduit en parallèle un champ lexical de l’appareillage industriel, comme si nous entrions dans une usine en pleine activité (p. 42) :

 

le son, soudain, là où précédemment il n’y avait, faibles, que le ronronnement, le sifflement des bobines et des collets sur leurs axes ou, parfois, le cliquetis assourdi des roues à rochet et des dents huilées.

 

Mais de quelle activité s’agit-il puisque plus nous tournons les pages du livre et plus le générateur tombe en ruines ? Texte et image semblent se contredire. Celui-là décrit une machine bicéphale qui n’apparaîtra jamais au fil des pages, « le cône du haut-parleur et le projecteur » (p. 52). Celle-ci, en s’approchant de la façade, ne dévoile, au travers des trous et des fissures, qu’un aplat d’encre noir. Ou alors, faut-il comprendre que le texte décrit la machine fantôme que nulle image ne saurait représenter.
      La première partie de La Cage pose ainsi les règles de sa construction. Elle peut être lue comme une mise en abyme prospective, telle que la définit Lucien Dällenbach dans l’une des typologies de son ouvrage :

 

En bonne logique, l’on distinguera donc trois espèces de mises en abyme correspondant à trois modes de discordance entre les deux temps : la première, prospective, réfléchit avant terme l’histoire à venir ; la deuxième, rétrospective, réfléchit après coup l’histoire accomplie ; la troisième, rétro-prospective, réfléchit l’histoire en découvrant les événements antérieurs et les événements postérieurs à son point d’ancrage dans le récit [11].

 

Par la suite, nous aurons affaire à des mises en abyme rétro-prospectives car chaque avancée du récit fera retour sur les séquences précédentes puis sera revisitée par les suivantes. S’il m’est permis de jouer sur les mots, l’ensemble des pages que je viens d’analyser est à la fois reflet et réflexion à l’égard des suivantes. Réflexion sur la matière génératrice d’images, sur le fait créateur et reflet ou traduction en images de cette mécanique. En d’autres termes, « autothématisme » ou « réflexion de l’artiste sur son propre ouvrage, sur son processus créateur, sur son métier » [12].

 

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[7] L. Dällenbach, « Variations sur un concept », Le Récit spéculaire. Essai sur la mise en abyme, Paris, Seuil, « Poétique », 1977, p. 25.
[8] D. Bougnoux, « Littérature et autoréférence (suite). Le grand jeu de l’auto », Vices et vertus des cercles. L’autoréférence en poétique et pragmatique, Paris, La Découverte, « Armillaire », 1989, p. 92.
[9] A. Robbe-Grillet, « Nouveau Roman, homme nouveau », Pour un nouveau roman, Paris, Minuit, 1963, pp. 116-117.
[10] M. Vaughn-James, Op.cit., p. 7.
[11] L. Dällenbach, « Pour une typologie du récit spéculaire », Op.cit., p. 83.
[12] T. Kowzan, Ibid., p. 86.