Portraits révélateurs du film noir
- Jean-Pierre Esquenazi
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Fig. 3. O. Preminger, Laura, 1944

Fig. 4. O. Preminger, Laura, 1944

Fig. 5. F. Lang, The Woman in the window, 1944

Fig. 6. F. Lang, The Woman in the window, 1944

Fig. 7. O. Preminger, Laura, 1944

      Leur prologue est analogue dans les deux films. McPherson boit encore quelques verres et, incapable de poursuivre son enquête, s’endort dans un fauteuil près du tableau. Nous saurons à la fin de Woman in the Window que Wanley s’est lui aussi endormi ; pourtant nous le croyons simplement plongé dans la suite de chants d’amour qui constitue le Cantique des Cantiques, avant de tenter, en titubant, l’ivresse aidant, de regagner son domicile. Tous deux sont dans des états seconds, une inactivité qui les rend finalement disponibles à certaines aventures. Ces prologues semblent indiquer que le héros masculin du film noir est un homme qui est au-delà ou à côté des conduites masculines « normales », c’est-à-dire conformes aux normes sociales en vigueur. Dans son beau livre In A Lonely Street, Frank Krutnik s’interroge longuement sur la masculinité du héros noir ou plus exactement sur les dissonances introduites par le film noir chez le héros masculin hollywoodien. Selon l’auteur, le héros noir est peu ou prou héritier du tough guy du thriller à suspense, solitaire, misogyne, en marge des lois réelles et symboliques dont le Sam Spade (Humphrey Bogart) de Maltese Falcon a donné l’exemple (p. 61). Si Spade tient encore à son statut de privé, le héros noir des années 1944-47 n’a plus de véritable identité qu’il puisse faire valoir dans le monde social, ou bien il y renonce (p. 90). Dans Woman in the Window comme dans Laura, les deux personnages masculins ne sont pas sans statut social : le premier est professeur, le second lieutenant de police. Cependant, ils sont à ce moment du récit déconnectés de leurs rôles respectifs. Quel est le responsable de cet éloignement ? La réponse est simple : tous deux ont subi la même expérience, celle du portrait. Ils ont été fascinés, envoûtés, a-t-on envie de dire. Une image apparaît dont l’irréalité est avérée. Cette image déclenche fantasmes et effervescences chez les deux hommes et les sépare de leur monde quotidien et donc de leur place dans ce monde. On comprend alors la fonction de ces prologues : ils entérinent cette séparation qui met Wanley et McPherson hors du jeu social, en attente de quelque chose d’autre, que semblent promettre les portraits d’Alice Reed et de Laura Hunt.
      L’apparition soudaine et inattendue des deux femmes représente ce quelque chose que l’attente présageait. Dans les deux films, la femme surgit avant que l’homme ne s’en aperçoive. C’est manifeste dans Laura : McPherson est endormi quand la jeune femme ouvre la porte, découvre le lieutenant et allume la lumière (fig. 3).
      Dans Woman in the Window, Wanley ne voit pas approcher Alice. Il la découvre d’abord inscrite dans le portrait, comme si la femme peinte se dédoublait (fig. 1). Nous apprenons par le dialogue qui suit qu’elle était là depuis un moment, observant le regard concupiscent de Wanley sur le tableau. Dans les deux films, la femme a un temps d’avance sur l’homme. Nous l’avons vu plus haut, dans la scène « primitive » du film noir la femme est le sujet du savoir : elle sait la fascination de l’homme pour elle.
      L’avance d’Alice et de Laura sur leurs partenaires respectifs respecte cette prééminence féminine. C’est flagrant dans Woman in the Window, où Alice fait même un diagnostic concernant le comportement de Wanley qu’elle décrit comme équivalent à un « long sifflement d’admiration ». Par contre, dans le film de Preminger, Laura Hunt n’a pas vu le comportement de McPherson devant le tableau : elle ne sait pas par exemple qu’il est suffisamment ensorcelé pour désirer acheter le tableau, et ne voit simplement qu’un individu endormi dans son salon, qui semble avoir emménagé dans son appartement comme Waldo l’a fait remarquer dans la scène précédente. Contrairement à Alice, elle apparaît différente de l’image offerte dans le tableau : couverte des pieds à la tête par un imperméable et un chapeau blanc et non plus vêtue de noir. L’image qui montre le réveil de McPherson devant son irruption illustre fortement la différence en plaçant côte à côte l’image séductrice du tableau de noir vêtue et la véritable et immaculée Laura. Tout se passe comme si Laura était une femme fatale qui s’ignore : le portrait ne donnerait d’elle qu’une représentation faussée, qui a pourtant fasciné McPherson. Laura paraît indépendante de l’image proposée par son portrait (fig. 4). Alice au contraire connaît le pouvoir du portrait et le fait sien ; son commentaire sur les réactions de Wanley nous montre qu’elle est parfaitement consciente de l’effet qu’elle fait aux hommes. Sa situation première, à l’intérieur même du tableau, posant de façon presque identique, nous le laissait clairement pressentir (fig. 5). Mais Alice, l’épilogue du film nous le montrera, n’est que le rêve du professeur Wanley. La « femme fatale » ne serait-elle que le rêve des hommes ? Ne serait-elle qu’une image dont la fonction est d’une soupape de sécurité dans un monde troublé comme le prétend Sylvia Harvey (1980 : 27) ? De ce point de vue, Laura ne tente-t-elle pas d’échapper à ce destin ?
      Une fois que les deux hommes ont pris conscience de l’apparition des jeunes femmes, le dialogue s’engage. Celui-ci reste dans The Woman in the Window sous l’influence du portrait, qui ne sort presque jamais du cadre.
      Ce plan est significatif de toute la scène : Alice peinte mobilise toute la conversation et Alice de chair et d’os est toujours filmée accompagnée par le tableau, comme si elles étaient inséparables (fig. 6). Dans Laura au contraire, le tableau est effacé autant que possible des échanges entre elle et McPherson. Le plan de profil analogue à celui de Woman in the Window a pour fond le mur du salon (fig. 7).
      À deux reprises, un léger mouvement de l’un des personnages éliminera le tableau quand il revient dans le cadre, le laissant hors de propos. McPherson apprend à Laura le meurtre d’une jeune femme dans son appartement et la méprise sur son identité : la fascination du détective n’est plus d’actualité. Le ton grave contraste fortement avec le badinage de Wanley et d’Alice, qui glosent franchement l’effet du tableau sur le professeur et aussi l’effet de l’agitation de ce dernier sur Alice. Les irruptions des deux femmes à côté de leurs tableaux respectifs induisent donc deux directions opposées dans chacun des films. Alice Reed tend à se confondre avec l’image que le tableau proposait d’elle et sa conduite future, qui consiste à inviter Wanley chez elle afin qu’il voie d’autres peintures sur le même sujet, peut-être plus déshabillées, confirme cette confusion. Par contre, la vraie Laura Hunt semble se distinguer très nettement de son portrait. Non seulement elle ne dispose pas du savoir sur les hommes dont Alice Reed fait la preuve mais elle semble incapable de porter un jugement sur les hommes qui l’entourent. Elle ne comprend ni les manœuvres sordides de son fiancé Shelby Carpenter (Vincent Price), ni l’amour narcissique et possessif de Clifton Webb (cette ignorance causera presque sa mort). Toute la fin de Laura est consacrée à l’éclaircissement par le lieutenant McPherson, non pas tellement du crime, mais de la véritable nature de Laura qu’il distingue maintenant clairement du portrait.

 

Déconstruire la scène primitive du film noir

 

      Après avoir accumulé les voisinages, les deux scènes au portrait de Woman in the Window et de Laura prennent des voies différentes. Ressemblances et distinctions nous en apprennent beaucoup sur la structure du récit noir. Ces scènes, nous l’avons dit, supposent un état second du partenaire masculin qui le prépare à recevoir le choc de la réalité. Cet état second, les deux films en rendent responsable l’image d’une femme fatale présentée sous la forme d’un tableau merveilleux. Dès lors Wanley et McPherson sont délivrés de toute autre préoccupation avant que ne surgissent les héroïnes.
      Ce surgissement les oblige à confronter deux femmes ou deux images de femmes, celle élaborée à partir du portrait et celle attachée à la femme vivante qu’ils ont devant eux deux. La conduite d’Alice et celle de Laura représentent deux limites opposées pour la femme fatale du film noir. Alice colle avec son portrait et donc avec le fantasme masculin : elle se présente comme une séductrice célibataire, qui vit comme nous l’apprendrons un peu plus tard de la fascination qu’elle exerce sur les hommes. Laura au contraire ressemble peu à la figure du tableau. Elle apparaîtra dans la suite du film beaucoup plus comme une « fille simple », selon l’expression d’Odile Bächler (p. 44), cependant ambitieuse et pleine de ressources. Son personnage reste marqué par la dualité initiale et son aura demeure attachée à « la complexité des perspectives portées sur elle » (p. 47). Le mystère d’Alice s’efface après la première scène ; son personnage sombre quelque peu dans le sordide et la perspective du film, pour une fois dans un film de Lang américain, apparaît souvent misogyne. Il est vrai que le cinéaste s’intéresse exclusivement au personnage de Wanley.
      La plus grande différence entre Alice et Laura dans les deux scènes du tableau touche au savoir d’Alice concernant le désir de Wanley pour son image, alors que Laura ignore encore celui de McPherson. Cette méconnaissance doit être associée à la dissociation de ces deux images, qui permettra au film de Preminger de conduire au happy end contrairement à tant de films noirs. Laura est naïve quand Alice ne l’est pas, même si le doute est permis pendant quelques temps dans le cas de la première.
      Notre hypothèse était la suivante : Woman in the Window et Laura, en confrontant leurs héros aux portraits fascinants des héroïnes avant de faire surgir soudain celles-ci, réalisent une sorte d’analyse concrète du récit noir fondé sur la fascination d’un homme pour une femme mystérieuse. Que nous disent alors ces deux films ? D’abord tous deux mettent l’accent sur la secousse qu’est la mise en contact du héros avec une image de femme fascinante et séductrice. Elle les arrache à leur vie sociale et les plonge dans l’aventure. Tout se passe comme si cette image réveillait dans l’inconscient des héros une flamme oubliée ou perdue : l’image d’une femme qui ne déguise pas ses appâts sans pour autant en faire commerce, dont la sexualité est à la fois apparente et inaccessible, met littéralement le héros hors de lui.

 

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