Portraits révélateurs du film noir
- Jean-Pierre Esquenazi
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Fig. 1. F. Lang, The Woman in the window, 1944

Fig. 2. O. Preminger, Laura, 1944

Deux portraits

 

      Deux images qui apparaissent dans deux films. Deux portraits de femmes.
      Le premier représente Joan Bennett (ne parlons pas encore du reflet de cette même actrice qui s’inscrit à l’intérieur même du tableau, fig. 1). Elle est peinte de trois-quarts face, son visage tourné vers nous, offrant généreusement son bras, son épaule, son cou au regard. Elle porte une robe sombre au décolleté profond. Elle sourit, dans une posture de séductrice sûre de son charme. Elle se détache d’un fond sombre et sans relief, qui ne représente rien et n’est là que pour mettre en valeur les chairs de la jeune femme. Le tableau du second film ressemble étonnamment au premier.
      Il présente également une femme de trois quart face, le visage tourné vers nous (fig. 2). La femme, qui représente cette fois Gene Tierney, porte aussi une robe sombre et décolletée. Son épaule et sa nuque sont nus ; elle se penche vers nous, même si elle est un peu moins souriante que ne l’était Joan Bennett. Elle demeure un peu plus lointaine, presque éthérée, plus précisément représentée aussi : la toile résulte d’une photographie « recouverte de peinture à l’huile pour adoucir les traits » (Preminger, 1981 : 89-90).
      Dans les deux films, les deux portraits jouent un rôle analogue : tous deux fascinent le personnage principal de The Woman in the Window, réalisé par Fritz Lang en 1944, et l’un des deux personnages principaux de Laura, réalisé par Otto Preminger la même année (les deux films sortent à un mois d’écart). Dans chacun des deux films, l’apparition subite du modèle du tableau, respectivement Alice Reed et Laura Hunt interprétées donc par Joan Bennett et Gene Tierney, constitue un tournant narratif et psychologique. La coïncidence est remarquable. Elle l’est d’autant plus que ces deux films font partie de ceux qui, la plupart tournés entre 1944 et 1947, vont pousser les critiques d’abord français puis américains à parler d’un nouveau genre à l’intérieur du cinéma hollywoodien, le film noir. Je vais dans ce texte analyser le rôle décisif joué par ces portraits dans chacun de ces deux films ; puis, élargissant la réflexion, je voudrais comprendre pourquoi ils peuvent être considérés comme des figures emblématiques d’un genre caractéristique de l’art hollywoodien vivant encore aujourd’hui au moins par son héritage, mais qui n’en constitue pas moins à l’intérieur de cet art une sorte d’apax.

 

Deux scènes

 

      Commençons par décrire brièvement les scènes où chacun de ces tableaux prennent toute leur importance narrative. Le personnage principal est le professeur Wanley (Edward G. Robinson), laissé seul pendant l’été par son épouse. Au sortir de la gare, il se rend à son club. Sur le chemin, il aperçoit dans une vitrine le tableau présenté plus haut qui d’évidence le fascine. Rejoint par ses amis médecin et procureur, il passe une soirée arrosée à discuter avec eux de leurs âges déjà avancés et des tentations que la solitude et les jolies femmes pourraient susciter. Un peu ivre, Wanley sort du club pour rejoindre son domicile (au bout de dix minutes de projection). Mais il ne peut s’empêcher de passer devant la vitrine. Sa volte-face est montrée en un seul plan général. Immédiatement l’on coupe sur le portrait derrière la vitrine comme le voit Wanley ; puis, en contrechamp, l’on observe le professeur en plan américain. Il est vu de l’intérieur du magasin : la vitrine s’interpose entre lui et nous, ce qui permet de l’inscrire aussi dans le reflet du tableau. Il a les mains à l’exception des pouces dans les poches de sa veste dans une pose qui témoigne de la stimulation que représente pour lui le tableau. Son regard parcourt la peinture et les formes du modèle. Soudain il fronce les sourcils et se rapproche de la vitre. Le contrechamp nous donne les raisons de sa stupéfaction : le reflet d’une femme s’inscrit dans le tableau, la même femme qui a servi de modèle au peintre (fig. 1). Le reflet sourit, dans une pose identique au portrait peint et semble regarder le professeur, à moins que ce ne soit le spectateur à travers le professeur. Nous revenons à Wanley qui se recule, ébahi. Il se penche vers la vitrine. La caméra confirme par un nouveau plan la présence du reflet puis, en panoramiquant, celle de la « femme au portrait » selon la juste expression du titre français. Le dialogue s’engage entre eux, d’abord en champs contrechamps rapprochés, puis à l’aide d’un plan qui les cadre face à face, de profil pour nous. La femme qui ne se nomme pas dit à Wanley que son regard sur le tableau ressemble à un long sifflement admiratif ; elle se montre plutôt complaisante et se fait inviter par Wanley. Dès lors la mécanique inexorable des scénarios langiens se met en marche, qui entraînera le Professeur jusqu’au meurtre et le poussera au suicide…
      La grande scène du tableau dans Laura n’intervient qu’au bout de trente-cinq minutes de projection. Jusqu’ici nous avons suivi l’enquête du lieutenant Marc McPherson (Dana Andrews) et le récit de l’esthète et journaliste Waldo Lydecker (Clifton Webb) autour du meurtre de la belle Laura Hunt, publiciste à succès, défigurée par deux coups de fusil. McPherson est confronté à de multiples pistes et suspects et il est accompagné par un bavard et sûr de lui Waldo qui semblait révérer la belle Laura. Tard le soir, il se réfugie dans son appartement où elle a été trouvée morte, fouille ses papiers et ses affaires et passe beaucoup de temps à contempler le tableau, tableau dont la présence a été fréquente depuis le début du film. Dérangé par Waldo, il s’assoit dans un fauteuil sous le tableau de Laura et se réfugie dans un jeu de patience pour subir la logorrhée du chroniqueur ; celui-ci lui dit qu’il pousse son enquête un peu loin et semble amoureux d’un cadavre. Un seul plan suffit pour filmer l’ensemble : panoramiques et travellings recadrent continûment la scène, offrant des points de vue variés sur l’un ou l’autre personnage. Enfin McPherson se débarrasse de l’importun. Il se rassoit en continuant de se servir de généreuses rasades d’alcool. La caméra le cadre en plan moyen et en contre plongée ; il est très bas dans l’image de telle sorte que celle-ci contient aussi le portrait de Laura Hunt au dessus de lui. La caméra s’approche ; après un dernier regard vers le tableau, McPherson s’endort. Puis la caméra fait un mouvement de recul inverse du précédent, tandis qu’on entend une porte s’ouvrir. Dans le plan suivant, nous découvrons une femme, en fait Laura Hunt, elle-même, franchir la porte. Elle découvre un homme endormi dans son fauteuil ; elle le regarde qui rêve peut-être à elle… Elle s’approche suivie par la caméra qui cadre maintenant McPherson endormi, le tableau et Laura Hunt qui allume la lumière. Le lieutenant se réveille et se frotte les yeux. Elle l’interroge ; il se lève, se dirige vers elle. Quand il dit « Vous êtes vivante ! », la caméra montre le visage de la jeune femme en gros plan. Leur premier échange est filmé en champs contrechamps en privilégiant la stupéfaction exprimée par les visages, avant que le plan séquence ne reprenne ses droits pour dissiper l’énigme.
      Ces deux scènes ont d’évidents points communs. Elles se déroulent la nuit quand le personnage masculin est seul ou plus exactement seul avec l’image d’une femme qui le fascine, femme que sans doute il pourrait désirer. L’un comme l’autre sont actuellement sans attaches, et plus ou moins frustrés. En outre, ils ont tous les deux bu plus que de raison. La narration est parvenue à un moment creux dans chacun des deux films, de ceux qu’en général on ne montre pas. La disponibilité de Wanley et de McPherson est manifeste. Surgit alors, de manière totalement inattendue, le modèle figuré par le tableau. Dans Woman in the Window comme dans Laura, rien ne nous préparait à ces apparitions. Aucun des deux personnages que nous accompagnons dans ces scènes ne veut d’abord en croire ses yeux. Certes, le récit reprend ses droits ensuite et les deux films divergent.
      Ce qui semble finalement susciter le surgissement des personnages de Joan Bennett et de Gene Tierney est plus lié à la rêverie des deux hommes, à leur inactivité, à leur état presque second qu’à l’enchaînement narratif. La fascination envers ces tableaux de femmes qui se donnent volontiers en spectacle induirait en fait ces visions : les figures peintes impressionneraient les deux hommes au point de susciter fantasmes et désirs ; puis ces derniers, à leur tour, auraient le pouvoir d’engendrer miraculeusement les femmes représentées par les tableaux.

 

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