L’animation des portraits dans Harry Potter :
théorie et étude de cas

- Caroline de Launay
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      La question est donc : comment la description de la nouvelle image permet-elle d’induire qu’une animation a affecté le portrait durant l’intervalle entre les observations ? Considérons l’exemple le plus simple, où l’ekphrasis peut souligner un détail jamais mentionné auparavant. Ainsi en est-il du portrait de la grosse dame que l’on voit « rajustant la guirlande qu’elle portait dans les cheveux » [32]. L’observateur constate la présence de cet objet, sans pour autant avoir assisté à son ajout. L’animation ayant permis cette nouvelle image ne peut être qu’induite de la description. De ce fait, à quoi réfèrent les modifications qui forment la nouvelle image et qui sont constatées a posteriori, comme dans le texte de Wilde ? Nous serions tentés de suggérer que l’ekphrasis de la nouvelle image n’entraîne pas tant une animation, phénomène normal et pérenne dans le récit de Rowling, qu’une comparaison dont elle ne peut se passer.
      Car il paraît impossible de considérer une image comme modifiée sans comparaison : « Comment décrire un tableau qui change sinon en le comparant à un autre tableau, sinon par des impressions qui se comparent à d’autres impressions ? » [33]. Le fait de voir la grosse dame portant une guirlande devrait, à tout le moins, évoquer sa représentation habituelle où aucun ornement n’est mentionné. L’ekphrasis, dans ce cas, se contente généralement de mentionner « Une très grosse femme vêtue d’une robe rose » [34]. Or, cette comparaison semble, au mieux, laissée à la discrétion du lecteur. La description de l’observateur n’en fait pas cas. Ce serait là l’équivalent du paradoxe que N. Prince a relevé dans Le Portrait de Dorian Gray, tout en étant à l’opposé.
      Dans Harry Potter, effectivement, l’animation induite ne justifie pas le fait que le portrait soit différent par rapport à une observation précédente. De la même manière, elle ne projette pas la nouvelle image dans une description prochaine où elle servirait d’élément de comparaison : rien ne permet de savoir comment le portrait de la grosse dame se présentera, lors de la prochaine observation. Dans l’œuvre de Wilde, au contraire, les changements successifs s’accumulent et en laissent présager d’autres : « Un sentiment de douleur l’envahit à la pensée de la dégradation qui attendait le beau visage fixé sur la toile » [35]. Mais alors, à quoi se compare la nouvelle image ? Seule l’absence d’image originelle permet que chaque nouvelle description se passe de référence à une autre image, qu’elle soit ancienne ou future. Nous retrouvons, ici, le principe observé plus haut, à savoir qu’il existe un substrat, un contenu qui n’est pas subordonné à un aspect précis mais peut potentiellement en revêtir plusieurs. Par conséquent, cela signifie que, dans Harry Potter, chaque ancienne ou nouvelle image est comparée au contenu absolu du portrait animé.
      Ici s’établit le point de divergence entre les deux œuvres comparées. Étant donné que le contenu absolu, quel qu’il soit, présente un aspect originel dans Le Portrait de Dorian Gray, toutes les modifications se rapportent à cet aspect, ce qui permet d’ailleurs au contenu absolu de les transcender. Par contre, le portrait animé n’ayant pas d’aspect originel dans Harry Potter, les modifications affectent directement le contenu absolu. Ce dernier n’existe donc pas en dépit de toutes ses images, mais à cause d’elles. En termes simples, il est la somme de toutes les images que le portrait peut avoir. Une telle réflexion nous amène à considérer de manière différente la question du contenant du portrait animé dans Harry Potter.
      Nous avons dit, concernant le portrait de Dorian Gray, que le cadre et la toile n’étaient qu’accessoires – ce qui ne signifie pas qu’ils soient absents – dans la description dont le but était la reconstitution d’une image perdue. Nous avons aussi dit que cette limitation à l’état de simple instrument était indispensable pour concevoir l’existence d’un contenu absolu du portrait. En approfondissant le raisonnement, nous comprenons que ce contenu absolu n’est, en fait, jamais observé parce qu’il n’est pas visible en soi, une des conditions selon lesquelles il peut transcender les transformations successives que subit le portrait. Les images ne semblent être que des tentatives pour le représenter, l’image originelle étant probablement l’approximation la plus juste. Comme le contenu absolu existe au-delà des images, il ne peut que se déformer à travers l’animation. Les images différentes se nient les unes les autres, si bien qu’aucune d’elle ne permet de savoir ce que le tableau représente vraiment. De sorte qu’il est nécessaire qu’un observateur constate les modifications successives du portrait, tout en ayant en mémoire l’image originelle observée, pour que le contenu absolu transcende ces mêmes déformations. Le portrait est donc tributaire de l’observateur. Le contenant permet à ce dernier de superposer les images emmagasinées dans sa mémoire pour mieux les comparer [36].
      Le contenu absolu, dans Harry Potter, est au contraire toujours observable, toujours visible, puisque présent dans l’image, quoiqu’à titre partiel. Ainsi, que le portrait de la grosse dame la représente « occupée à lisser les plis de sa robe de satin rose » [37], ou que la toile soit vide, parce qu’elle est « allée se promener » [38], chaque image fait partie intégrante de la représentation. Parce qu’elles ne sont pas comparées les unes aux autres, les images ne se remettent pas mutuellement en question. Elles s’additionnent plutôt, tendant vers la complétion du contenu absolu. La description a donc pour objectif de représenter une image que nous pourrions également qualifier d’absolue.
      Bien sûr, une telle représentation est inconcevable en soi : à quoi ressemblerait une image formée d’une multitude d’autres sans pour autant en représenter une seule en particulier ? Pour cette raison, le contenant du portrait est indispensable : il sert de réservoir, en quelque sorte, à toutes ces images. Il permet que ni les descriptions ni les images ne soient « hors-cadre » au sens où N. Prince l’entend. Il n’est donc pas tout à fait juste de dire que les images des portraits disparaissent dans Harry Potter ; elles se succèdent, coexistent et se fondent les unes dans les autres, tout à la fois, sans qu’aucune n’en pâtisse. Ici, c’est comme si le portrait animé avait sa propre mémoire où emmagasiner ses images, sans avoir recours à celle d’un observateur, puisque le contenu absolu se forme continuellement [39].

 

La dialectique de l’encadré et de l’hors-cadré : la relation entre contenu et contenant dans trois portrais de Harry Potter

 

      L’analyse de l’animation induite nous apprend que le contenu du portrait animé dans Harry Potter ne change pas, en réalité. Il ne fait que re-présenter, c’est-à-dire identifier de nouveau, et sans cesse, son objet. Dans quel but ? Edmund Husserl dit que, compte tenu qu’aucun acte perceptif en soi ne peut donner la totalité de l’objet perçu, la conscience doit en compléter l’image [40]. D’une certaine manière, l’animation des portraits dans Harry Potter le traduit : l’image complétée d’une personne ne devrait-elle pas rendre compte de sa vie, de son expression gestuelle ou orale ? Comment concevoir, en effet, une image mentale fixe d’une personne comme étant fidèle ou représentative ? Peut-être est-ce pour cela que dans un texte comme Le Portrait de Dorian Gray, la séance de pose est mentionnée : l’on doit imposer au modèle une certaine stase sans laquelle le portrait serait fondamentalement irréalisable, en tant que projection d’une image mentale. Peut-être est-ce pour cette même raison que le tableau s’anime et change : il est réellement fidèle [41].
      Dans Harry Potter, à l’inverse, aucune pose n’est mentionnée. Tous les portraits de l’œuvre représentent des personnes défuntes, si bien que le lecteur n’assiste à aucune réalisation de tableau. Même le professeur Dumbledore, pourtant un protagoniste du récit au même titre qu’Harry, ne fait l’objet d’un portrait qu’après sa mort. Le tableau en question semble, d’ailleurs, apparaître dans le bureau de la direction de Poudlard immédiatement après son décès, sans qu’on sache qui l’a réalisé et quand, ni qui l’a placé là [42]. Paradoxalement, le contenu rompt ainsi son lien avec l’objet réel qu’il représente : d’une part, le processus de création de l’œuvre et l’intervention d’un peintre ne semblent pas nécessaires ; d’autre part, il semble préférable que le modèle soit éliminé pour que le portrait existe. Cela signifie que la mobilité n’a pas pour but la vraisemblance de la représentation ; elle est propre au personnage du portrait. Or, cette mobilité n’est pas toujours tributaire de la projection sur la toile, de la mise en cadre, ni du positionnement sur un mur, étant donné que les personnages représentés peuvent quitter leurs toiles et y revenir. Du coup, le contenant paraît le seul élément fixe du portrait, suggérant un processus de représentation habituel : c’est le seul élément à avoir pu être fixé par la conscience, à l’instar du tableau réel inspiré du mythe de Narcisse, mentionné plus haut.

 

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[32] J. K. Rowling, Harry Potter et la Coupe de Feu, Paris, Gallimard Jeunesse, 2007, p. 424 : « straightening her new tinsel hairband ».
[33] N. Prince, Écrire la peinture entre XVIIIe et XIXe siècles, Op. cit., p. 396.
[34] J. K. Rowling, Harry Potter et la Chambre des Secrets, Paris, Gallimard Jeunesse, 2007, p. 92 : « a very fat woman in a pink silk dress ».
[35] O. Wilde, Le Portrait de Dorian Gray, Op. cit., p. 203 : « A feeling of pain crept over him as he thought of the desecration that was in store for the fair face on the canvas ».
[36] En cela, le roman d’Oscar Wilde fait écho à la formule d’Ernest Hello : « Le fantastique n’est pas toujours dans l’objet, il est toujours dans l’œil » (E. Hello, « Du genre fantastique », Revue française, tome XV, quatrième année, 1858, p. 36).
[37] J. K. Rowling, Harry Potter et l’Ordre du Phénix, Op. cit., p. 258 : « The Fat Lady, who smoothed the folds of her pink satin dress ».
[38] J. K. Rowling, Harry Potter à l’école des sorciers, Paris, Gallimard Jeunesse, 2007, p. 163 : « The Fat Lady had gone on a night-time visit ».
[39] Pour reprendre les termes d’E. Hello cités dans la note 36, nous pourrions dire que la fantasy est toujours dans l’objet, qu’elle soit ou non dans l’œil.
[40] Voir E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, Paris, Gallimard, 1950.
[41] De ce fait, ce n’est pas tant l’animation du tableau qui éveille la plus grande inquiétude que sa fidélité à son modèle.
[42] La version cinématographique diffère sur ces points : nous assistons à la réalisation du portrait du professeur Lockhart de son vivant. Le portrait se réalise de lui-même, ce qui sous-entend une interprétation du silence du texte (voir C. Columbus, Harry Potter et la Chambre des Secrets, Warner Bros Pictures, 2002, 0’35’’34).