L’animation des portraits dans Harry Potter :
théorie et étude de cas

- Caroline de Launay
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résumé
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      Dans l’œuvre de J. K. Rowling, Harry Potter, les personnages des portraits sont mobiles, parlent et entendent presque aussi librement que les protagonistes. Ainsi, dans l’édifice de l’école de magie nommée Poudlard, où ont lieu la plupart des événements du récit, les personnages des portraits peuvent quitter leurs cadres et se rendre dans d’autres, discuter avec élèves et professeurs, ou commenter leurs actions. Rien de surprenant, a priori, compte tenu du fait que le monde créé par Rowling obéit aux lois de la magie. Les portraits animés font donc partie de ce quotidien merveilleux sur lequel plusieurs critiques se sont déjà penchés [1]. Harry Potter interpelle tant par les caractéristiques particulières dont l’auteur dote ses portraits animés que par les questions que cela engendre : quel genre de représentation est un portrait animé ? Comment se présente le portrait animé dans le récit ? La première, d’ordre théorique, est d’importance tant il est vrai qu’un portrait peut se définir comme une fixation dans le temps et l’espace des traits d’un modèle [2]. La mobilité de la représentation pose donc la difficulté de la définition de l’image du tableau. La seconde question concerne précisément la façon dont J. K. Rowling anime ses portraits : actions des personnages représentés, caractéristiques typiques, etc.
      Pour répondre à la première question et établir les principes sous-jacents à l’animation d’une image, nous nous pencherons sur la notion d’ekphrasis, prise ici au sens restreint de description d’œuvre d’art à caractère iconique. Nous montrerons que, bien qu’un portrait animé soit uniquement de l’ordre du discours puisqu’il ne peut être peint, il est décrit dans Harry Potter comme le serait un portrait inanimé, c’est-à-dire comme une représentation à part entière. Pour ce faire, nous verrons de quelle façon l’ekphrasis transcrit le rapport entre l’image et l’objet qu’elle représente, en nous servant des concepts développés par Henry Maldiney [3]. Puis, en partant du principe que la description d’un tableau est liée à son observation, nous nous interrogerons sur le phénomène de l’animation du portrait qui, elle, peut échapper à l’observateur. Une comparaison entre le texte de J. K. Rowling et celui d’Oscar Wilde, Le Portrait de Dorian Gray [4], nous permettra de mieux comprendre comment le portrait animé fonctionne [5]. Enfin, nous appliquerons les principes de notre analyse théorique à trois des portraits décrits dans Harry Potter.

 

Représentation textuelle ou iconique : vers une ekphrasis du portrait animé

 

      L’ekphrasis repose sur une contradiction : elle ne peut, étant de l’ordre du langage, parfaitement rendre le tableau qu’elle est sensée décrire, puisque celui-ci est de l’ordre de l’image [6]. Le débat sur cette question, qui se poursuit encore aujourd’hui, démontre la ténacité de cet argument [7]. Dans le cadre de notre analyse, pourtant, la contradiction devient paradoxe : le portrait animé est exclusivement de l’ordre du discours, puisqu’un tel tableau ne peut être peint. De la sorte, le tableau animé serait le seul auquel l’ekphrasis puisse véritablement se rapporter. À défaut de ne pouvoir considérer un tableau décrit comme un objet pictural à part entière, il convient de dégager les critères qui font du portrait animé une image, en dépit de sa dépendance à la linéarité du discours. Autrement dit, comment le texte parvient-il à reproduire, sinon à produire, l’image qu’il décrit ?

 

Autour d’un tableau réel : les statuts de l’image dans l’ekphrasis

 

      Le principe de base de l’ekphrasis implique une distorsion de l’image, lorsqu’on passe de la peinture au texte. Ainsi que Patrick Vauday l’explique, « on peut dire que dans toute ekphrasis d’un tableau réellement existant se glisse toujours une hypotypose, c’est-à-dire l’invention d’un autre tableau que celui de la description, de sorte que dire le tableau, c’est aussi en quelque manière le faire » [8]. Effectivement, la totalité de la peinture ne pourra être rendue de manière fidèle par le texte. Le processus inverse, consistant en la production d’une peinture réelle à partir de sa description littéraire, pourrait s’appeler « hypertypose », dans la mesure où l’on peut s’attendre à ce que la peinture, étant interprétation de la description, remplisse d’une manière quelconque les éventuels vides laissés par le texte, qu’elle surenchérisse ou extrapole par rapport à l’ekphrasis.
      Vauday offre l’exemple de la description – qualifiée d’explication – d’un tableau réel, inspiré du mythe de Narcisse se mirant dans l’eau : « le mythe hanté par l’image invisible qui en est le cœur a fait naître la peinture qui la rend visible, avant que celle-ci, à son tour, n’appelle l’explication qui la rendra lisible » [9]. Nous avons affaire, a priori, à une double distorsion de l’image : une « hypertypose », du mythe vers le tableau, suivie d’une hypotypose, du tableau vers sa description. Ces distorsions impliquent que l’image change à la fois de médium (le support sur lequel elle se trouve) et de statut (la façon dont elle se présente). Cet exemple prouve que l’image peut avoir deux statuts différents – invisible et lisible – à travers le même médium textuel, puisque le discours du mythe et l’explication du tableau peuvent être considérés comme le même type de support. Nous nous rapprochons, avec ce cas précis, du phénomène décrit dans Harry Potter puisque, là aussi, la description du portrait animé renvoie à une image lisible.
      À l’instar d’Henry Maldiney, nous pensons que toute image est en même temps « image de l’objet et image-objet… » [10]. Cela signifie que l’objet qu’elle représente peut être identifié à travers elle alors même qu’il n’existe pas en dehors d’elle, n’étant rien d’autre qu’une image. D’ailleurs, la représentation picturale est « un analogon pour une perception interne (…) projetée dans l’objectif (l’image du tableau) », c’est-à-dire qu’elle reproduit une image mentale de l’objet perceptible par la vue [11]. L’aspect image-objet suppose que l’objet se confond avec son image ; d’où la formulation générique qui sous-tend la description du tableau : ceci est une représentation. L’aspect image de l’objet se référant simplement à ce qui est peint, la formulation correspondante est : voici ce qui est représenté.
      Cette description de la représentation nous éclaire sur la transposition que Vauday a décrite, expliquant comment l’image du mythe a pu passer de l’invisible au visible, puis au lisible. En effet, le médium textuel qu’est le mythe ne présente pas l’image selon la formulation : ceci est une représentation d’une scène mythique. Par contre, ce qui est imagé est bel et bien décrit : Narcisse se mire dans l’eau. Donc, lorsque Vauday dit que l’image du mythe est invisible, c’est en réalité l’aspect image-objet qui est invisible : on ne peut pas voir, dans le mythe, l’image qui représente Narcisse devant son reflet. L’aspect image de l’objet, lui, est lisible dès le départ : on peut lire que Narcisse est devant son reflet.
      Comment envisager une représentation dans un tel cas ? Il est nécessaire, pour y parvenir, de fixer l’image du mythe sur un objet réel perceptible par la vue et dont une image mentale peut être construite afin de pouvoir être peinte (ce qui n’exige pas que l’objet soit perçu effectivement). Cet objet est le tableau lui-même : l’image invisible du mythe, comme objet à représenter, ne peut apparaître que dans l’image mentale du tableau qui la représente, et sous forme de tableau. De ce fait, la projection est possible, et le tableau réalisable. L’on comprend alors que la matière picturale, pour reprendre les termes de Maldiney, sert d’analogon pour l’image même du tableau. C’est comme si l’on disait que le peintre ne s’est pas fait une image mentale de Narcisse devant son reflet, mais du tableau représentant Narcisse devant son reflet. Et c’est cette image mentale qu’il a reproduite. Parce que le tableau est la représentation de lui-même, il n’y a pas de distorsion possible entre l’image du mythe et celle du tableau, pas d’« hypertypose ».

 

>suite

[1] Voir notamment les travaux de R. Natov, « Harry Potter and the extraordinariness of the ordinary », dans The ivory tower and Harry Potter : perspectives on a literary phenomenon, Columbia, University of Missouri Press, 2002, pp. 125-139.
[2] Voir l’ouvrage de P. Arnaud, Le Portrait, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, « Sillages critiques », 1999.
[3] H. Maldiney, Regard, parole, espace, Lausanne, Éditions L’Âge d’Homme, « Amers », 1994.
[4] O. Wilde, Le Portrait de Dorian Gray, Paris, Gallimard, « Folio classiques », 1992.
[5] Nous n’aborderons pas ici la question du genre et des différences entre fantasy et fantastique. Il suffira de dire que le fantastique met en opposition naturel et surnaturel, ce que ne fait pas la fantasy puisque l’irrationnel y est accepté ; cependant, cela n’influence pas notre comparaison. Nous avons déjà traité de la question des genres dans notre thèse doctorale : C. de Launay, The symbolical functions of space in fantasy : towards a topography of the genre, Université de Montréal, 2006. Voir également A. Besson, La Fantasy, Paris, Klincksieck, « Cinquante questions », 2007.
[6] Voir G. E. Lessing, Laocoon, Paris, Gallimard, « Tel », 1990.
[7] Voir, par exemple, W. J. Thomas Mitchell, What do pictures want ? : the lives and loves of images, Chicago, University of Chicago Press, 2005.
[8] P. Vauday, La Matière des images : poétique et esthétique, Paris, L’Harmattan, « La philosophie en commun », 2001, p. 181.
[9] Ibid., p. 126.
[10] H. Maldiney, Regard, parole, espace, Op. cit., p. 221.
[11] Ibid.