Représentation(s) et possession de la beauté :
méditations cervantines autour de l’image,
de son pouvoir et de ses limites
dans Les Épreuves et Travaux de Persilès
et Sigismunda - Histoire Septentrionale

- Bénédicte Coadou
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Fig. 7. Titien, Description de l’Amour, 1515

Ce portrait d’Auristela, qui va aussi susciter le désir de possession de plusieurs personnages, est une façon originale retenue par Cervantès pour reformuler la question de la figuration. Si les peintres des XVIe et XVIIe siècles prétendent pouvoir représenter la beauté et la perfection divine, Cervantès semble, au contraire, soucieux de montrer les limites de toute représentation et va trouver, dans les écrits de Platon, les arguments qui lui permettront de nuancer toutes ces croyances autour de la peinture et de la figuration. Le Beau et l’Amour étant systématiquement associés dans la théorie platonicienne, Cervantès va aussi proposer une réflexion visant à affirmer non seulement la vanité de la beauté représentée – d’une beauté uniquement interprétée comme belle apparence –, mais aussi la vanité d’un amour qui s’attacherait uniquement aux qualités de l’enveloppe charnelle de l’être aimé. L’introduction de l’image dans les Épreuves et Travaux de Persilès et Sigismunda - Histoire Septentrionale accueille ainsi une méditation sur la relation entre l’essence et l’apparence, sur la figuration de la beauté et sur l’amour. En effet, le portrait d’Auristela permet de distinguer la valeur des sentiments des différents prétendants de la belle jeune femme en identifiant ceux qui ne s’intéressent qu’à sa beauté physique et qui sont incapables de détecter la véritable beauté de l’être, une beauté intérieure et non soumise à la variation. Ainsi, entre Arnaldo et le Duc de Nemours, Cervantès introduit déjà une gradation dans leurs sentiments. Le premier semble éprouver de véritables sentiments pour Auristela, alors que le second, qui l’a découverte par l’intermédiaire d’un portrait, est uniquement envoûté par son image ; son amour est donc bien superficiel. Mais le véritable amant, celui qui ne voit pas simplement Auristela comme une incarnation de Vénus et qui ne s’arrête pas à ses seules qualités physiques, est bel et bien le héros éponyme, Persilès.
      Le neuvième chapitre du dernier livre illustre ainsi la conception du véritable amour que Cervantès propose à ses lecteurs. Reprenant les attributs associés à la beauté féminine, l’auteur décide de les inverser pour offrir un portrait, inquiétant et repoussant, d’une Auristela enlaidie et malade. Ce portrait, que la narration propose d’Auristela, ne peut que contraster avec les autres images qui ont pu circuler jusqu’alors et qui érigeait le personnage féminin en véritable incarnation de la Beauté :

 

Il n’y avait pas deux heures qu’elle était malade, et déjà le rose incarnat de ses joues virait au violet, au vert le carmin de ses lèvres, au jaune topaze les perles de ses dents ; sa chevelure elle-même semblait décolorée, rétrécies ses mains, presque méconnaissables la pose du visage et ses traits naturels. Lui [Persilès], il ne la voyait pas moins belle pour autant, car il ne la regardait pas sur la couche où elle était prostrée, mais en son âme, où elle était gravée [41].

 

Face à l’avancée de la maladie qui dégrade irrémédiablement la beauté d’Auristela, les sentiments du Duc de Nemours vont bien vite décroître : l’original ne correspond plus du tout à cette belle image qu’il adorait et idolâtrait. En revanche, l’amour de Persilès restera intact. De fait, pour signifier la force de cet amour sincère, Cervantès en appelle à un autre topos, celui du portrait de la femme gravé dans le cœur. La véritable image de l’être aimé ne peut, en aucun cas, être représentée par un pinceau humain, car elle est d’une tout autre nature. Intérieure et abritée par le cœur et l’esprit de l’amant, l’image de l’être aimé ne peut être réduite à une représentation matérielle, en deux ou trois dimensions, qui serait forcément imparfaite et inexacte. Dans l’œuvre, l’apparition du portrait féminin nourrit donc une réflexion sur l’Amour qui s’avère, lui aussi, double : profond et sincère ou superficiel et éphémère. Cervantès s’empare donc de cette équation qui consiste à associer la dualité de l’Amour à la dualité de la Beauté ; cette assimilation rappelle le tableau du Titien, apprécié des Espagnols. Dans Description de l’amour (fig. 7), l’Amour sacré et l’Amour profane sont personnifiés sous des traits féminins et Titien entérine et illustre, à sa manière, cette dualité féminine qui semble irréductible et l’associe aussi à des notions philosophiques. À partir de ces idées largement diffusées quant à la dualité de la figure féminine tour à tour, Vénus ou Marie et à un amour, lui aussi, de deux ordres, l’amour sacré et l’amour profane, mais aussi profond et éphémère, Cervantès met en garde ses lecteurs contre les pouvoirs séducteurs de l’image et contre un sentiment superficiel qui n’est en rien l’Amour véritable. Car ce dernier n’est pas un culte voué à l’image de l’être représenté, ni même à sa beauté physique.
      En développant de telles considérations sur l’Amour et sur la Beauté, Cervantès propose bel et bien un discours de l’écart face aux traités sur la peinture et aux idées communément partagées sur la représentation de la beauté. Dans une veine platonicienne et en sollicitant d’autres topoï connus de ses lecteurs – comme celui du portrait gravé dans le cœur –, il rappelle que la véritable Beauté ne peut être logée que dans l’esprit et dans le cœur de l’amant. Ce faisant, Cervantès interroge aussi la légitimité des aspirations des peintres de son temps qui tentent de rivaliser avec la Création et qui détournent parfois leurs spectateurs de problématiques plus profondes. Le portrait est lui aussi double, car s’il est souvent utile et agréable, il peut aussi faire oublier ce qui importe vraiment – l’essence de l’être –, en brandissant le séduisant écran que sont les apparences et l’image. Cervantès ne remet pas en cause l’utilité des arts visuels, mais il ne partage pas toujours le point de vue de certains théoriciens de la peinture. À ses yeux, l’art de la figuration doit prendre conscience de ses propres limites et le peintre ne doit pas pécher par vanité ni par orgueil en prétendant atteindre la perfection : les tendances au réalisme et l’affirmation de la toute-puissance de la peinture que l’auteur constate et que les traités prônent lui paraissent constituer de véritables dérives. Aussi, va-t-il chercher à expliciter les limitations et les dangers de l’image en proposant un discours pétri de considérations platoniciennes : l’image est bien souvent séductrice et peut détourner les hommes de leur véritable quête. Se souvenant des observations présentes dans les traités sur la peinture – comme le caractère mercantile de l’art évoqué par Francisco de Holanda –, Cervantès met ainsi ses lecteurs en garde contre un monde dominé par les images qui ne serait alors que pure illusion, comme le décrivait Platon dans le mythe de la caverne où les hommes prendraient « pour des objets réels les ombres qu’ils verraient » [42].

      Si l’imprimerie a suscité une véritable révolution et si l’on a pu parler de la Galaxie Gutenberg [43], il ne faut pas négliger les bouleversements provoqués par la multiplication des images dans l’Espagne des Siècles d’Or. C’est d’ailleurs ce poids de l’image que l’historien Jacques Le Goff avait déjà souligné en affirmant que « le sermon, l’image peinte ou sculptée sont, en deçà de la galaxie de Gutenberg, les nébuleuses d’où cristallisent les mentalités. » [44].
      L’introduction de l’image dans l’œuvre posthume de Cervantès est donc révélatrice de la capacité de l’auteur à prendre la mesure de ce phénomène et c’est sous la forme de mises en garde qu’il introduit ses observations en mettant en scène l’image dans des épisodes qui en illustrent les limites. L’apport substantiel de Cervantès par rapport aux théories de son temps consiste ainsi à affirmer l’existence d’une Beauté d’un autre ordre : comme Persilès qui regarde sa bien-aimée avec son cœur et non avec ses yeux, Cervantès invite ses lecteurs à garder cette capacité à aller au-delà des apparences.
      Favorable à un dépassement des oppositions, Cervantès cherche enfin à désenclaver les arts et les réflexions et c’est dans cette perspective que l’intérêt suscité par la peinture à l’aube du XVIIe siècle deviendra l’occasion idéale pour se pencher sur cette pratique artistique qui présente de nombreuses similitudes avec le travail d’écriture et l’invention de fictions. Loin de s’ériger en praticien ou en théoricien d’un art dont il méconnaît certaines réalités, Cervantès aborde ces interrogations en esthète. Puisque la peinture et la poésie sont sœurs, les auteurs sont sans doute les plus à même de mettre en garde contre les dérives d’une adoration de l’image.

 

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[41] Ibid., p. 873.
[42] Platon, La République, Paris, Garnier Flammarion, 1966, p. 273.
[43] M. Mc Luhan, La Galaxie Gutenberg, la genèse de l’homme typographique, Paris, Gallimard, « Idées », 1977.
[44] J. Le Goff, « Les mentalités : une histoire ambiguë », dans Faire l’histoire, Ibid., J. Le Goff et P. Nora (Ed.), t. III, Paris, Gallimard, 1974, p. 88.