Représentation(s) et possession de la beauté :
méditations cervantines autour de l’image,
de son pouvoir et de ses limites
dans Les Épreuves et Travaux de Persilès
et Sigismunda - Histoire Septentrionale

- Bénédicte Coadou
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      Dès la première apparition d’un tableau dans Les Épreuves et Travaux de Persilès et Sigismunda - Histoire Septentrionale, l’auteur s’efforce donc de redéfinir les relations qui se tissent entre texte et image et rappelle que le rapport établi par Horace entre ces deux arts, n’est pas de l’ordre de l’identité, mais qu’il repose bien plutôt sur une analogie. Se désolidarisant d’emblée du discours dominant aux XVIe et XVIIe siècles qui tend à nier les particularités des deux arts pour affirmer la grandeur de la peinture, Cervantès redonne à la conjonction « ut » toute son importance et va s’attacher à démontrer certains abus repérables dans l’interprétation communément acceptée du précepte.
      La première apparition de l’image dans Les Épreuves et Travaux de Persilès et Sigismunda - Histoire Septentrionale est aussi l’occasion pour Cervantès d’introduire la problématique du portrait et de la représentation féminine. Le Manchot de Lépante souligne, avec malice, la difficulté rencontrée par le peintre lorsqu’il entreprend la représentation du personnage principal féminin, Auristela, dont la beauté est sans égale et suscite l’admiration de tous. Dans cet extrait, la narration met encore en évidence les limites de l’art de la représentation : Auristela est si belle, en effet, qu’aucun peintre humain – ni même Zeuxis pour reprendre un modèle développé par Cicéron dans le De Inventione [27] et utilisé par Francisco Pacheco dans son traité sur la peinture – ne serait capable de rendre avec précision cette perfection. Le peintre qui doit réaliser une image d’Auristela est doté d’un véritable talent et il s’est d’ailleurs « surpassé » [28] dans l’exécution du portrait de la jeune femme. Pourtant, une inexactitude regrettable est pointée dans la conclusion de cette première ekphrasis (« encore qu’Auristela eût sujet de s’estimer lésée, car il n’était pinceau humain qui pût atteindre sa beauté, fût-il guidé par une pensée divine [29]). L’allusion aux possibles plaintes que le personnage féminin aurait pu élever à l’encontre de son portraitiste suggère l’imperfection inhérente à toute copie et à tout travail de représentation.
      La mention du portrait d’Auristela qui intervient ici crée enfin un effet d’annonce puisqu’elle sera suivie d’autres épisodes dans lesquels la représentation du personnage féminin principal va être à l’origine de multiples péripéties. Suscitant notamment le désir de possession chez des personnages masculins qui n’hésiteront pas à s’affronter en duel pour l’acquérir, le portrait va être aussi considéré dans ses caractéristiques les plus basses et les plus matérielles. Si l’image – et notamment le portrait féminin – se fait bel et bien élément perturbateur dans le testament littéraire de Cervantès, elle n’est pas pour autant instrumentalisée par la narration mais, bien plutôt problématisée sous la plume du Manchot de Lépante : tous les passages, dans lesquels la mention du portrait de la belle Auristela resurgira, viendront ainsi compléter, enrichir et nuancer la réflexion que l’auteur propose autour des arts visuels et de la figuration. L’image apparaît dans le récit car elle est perçue comme un objet problématique qu’il convient de cerner et dont toutes les facettes doivent être mises en lumière. Le portrait d’Auristela assume peu à peu un rôle d’une importance particulière sur le plan de l’histoire et devient un étrange double du personnage féminin : objet de désir, l’image d’Auristela provoque un engouement et une dévotion sans pareil.
      Dans le quatrième et dernier livre, un personnage, le duc de Nemours, tombe amoureux d’Auristela à la seule vue de son portrait réalisé par l’un des serviteurs du duc : celui-ci souhaitait, en effet, épouser une femme d’une incroyable beauté. Afin de trouver cette épouse idéale, il fait donc réaliser des portraits de toutes les plus belles figures féminines. La seule vue d’une image est capable d’éveiller l’amour du duc de Nemours, caractérisé par son incroyable foi dans les pouvoirs de la représentation : à ses yeux, le tableau est une représentation fidèle de l’être et devient un instrument indispensable pour conclure le mariage auquel il aspire. Or, quelques pages plus loin, ce portrait d’Auristela réalisé pour le duc va être retrouvé par les personnages dans un contexte pour le moins insolite :

 

      [...] et tandis que la variété des lieux faisait varier leurs imaginations, qui ne savaient lequel choisir, tant ils étaient tous appropriés et délicieux, Auristela, levant les yeux par hasard, avisa, accroché au branchage d’un saule vert, un portrait, de la taille d’une feuille de papier, qui offrait pour seul tableau le visage d’une très belle femme ; elle le regarde, et découvre que, de toute évidence, c’est son propre visage que celui du portrait ! Stupéfaite, intriguée, elle le désigne à Periandro.
      Au même instant, voilà Croriano qui s’écrie que toute l’herbe alentour ruisselle de sang ; et de montrer ses pieds rougis par ce sang tiède.
      Le portrait, que Periandro décrocha aussitôt, et le sang que montrait Croriano, tout cela les rendit tous confus, et désireux de rechercher à qui appartenait ce portrait, et à qui ce sang. Auristela ne parvenait pas à imaginer par qui, en quel lieu ou quelle occasion, avait pu être peint son visage, et Periandro ne se souvenait pas que le serviteur du duc de Nemours, chargé du portrait des trois dames françaises, avait dit qu’il lui suffirait de voir une fois Auristela pour faire aussi le sien ; s’il s’en était souvenu, il eût aisément compris ce qui, présentement, lui échappait [30].

 

L’image se dote ici de fonctionnalités dramatiques puisqu’elle prend place dans une scène particulièrement sanglante. Le portrait est, en effet, la cause du conflit qui a opposé le prince Arnaldo épris d’Auristela depuis le premier livre et le duc de Nemours dont l’amour pour Auristela n’est peut-être qu’artificiel puisque c’est la seule vue du portrait qui a suscité, en lui, ce vif désir de découvrir l’original et d’épouser Auristela. Dans cet épisode, Cervantès présente le portrait comme un trophée que le vainqueur du duel peut prétendre posséder. Il expose ainsi le pouvoir de l’image en jouant sur une ambiguïté qu’il a précédemment relevée dans les réflexions menées alors sur la peinture entre objet représenté et représentation, mais aussi entre possession du portrait et possession de la femme représentée. Soulignant la vanité du duel de ces deux personnages qui préfèrent se battre pour une image plutôt que pour l’original, Cervantès illustre sa réflexion sur le pouvoir de la représentation et sur l’envoûtement exercé par les images. Si le Concile de Trente avait reconnu le rôle que pouvait assumer les images dans le sentiment de dévotion des Espagnols à la fin du XVIe siècle, Cervantès constate, quant à lui, que cette force de l’image n’est pas réservée aux figures sacrées : le portrait d’un être est ainsi capable de susciter de puissants mouvements de l’âme chez les regardants qui l’admirent, le vénèrent et souhaitent s’en emparer.
      D’autres portraits du personnage féminin circuleront encore dans le dernier livre des Épreuves et Travaux de Persilès et Sigismunda - Histoire Septentrionale et un tel phénomène de démultiplication des images fait écho avec la réalité de cette Espagne des Siècles d’Or. L’énigmatique représentation d’Auristela en nouvelle Vénus sera ainsi l’occasion pour Cervantès de mettre en lumière la complexité inhérente à la problématique de la représentation :

 

      Or donc, un jour qu’elles passaient par la rue dite du Change, elles aperçurent, suspendu à un mur, le portrait en pied d’une femme. Elle avait une couronne sur la tête, mais une couronne brisée en son milieu, et un monde à ses pieds, qui lui servait de base ; à peine l’eurent-elles vue qu’elles l’identifièrent au visage : c’était celui d’Auristela, si fidèlement représenté qu’elles n’hésitèrent pas une seconde à la reconnaître.
      Auristela, stupéfaite, demanda à qui était ce portrait, et si, d’aventure, il était à vendre. Son propriétaire – on apprit par la suite que c’était un peintre illustre – répondit qu’il était vendeur du portrait, mais ignorait de qui il pouvait être ; tout ce qu’il savait, c’est qu’un autre peintre de ses amis lui avait permis d’en faire une copie en France, et lui avait dit qu’il représentait une demoiselle étrangère qui allait à Rome en habit de pèlerin.
       « Mais pourquoi, repris Auristela, l’avoir peinte la tête couronnée, et les pieds sur ce globe, et, surtout, que signifie cette couronne brisée ?
      — Ce sont là, madame, dit le propriétaire, fantaisies de peintre, ou caprices, comme ils les nomment ; peut-être veut-on dire que cette demoiselle mérite de porter la couronne de la Beauté, qu’elle va foulant du pied sur ce monde ; mais ce que j’ai à dire, moi, c’est, madame, que vous en êtes l’original, et que vous méritez une couronne entière, et d’un monde non point figuré en peinture, mais réel et véritable [31].

 

Dans ce passage, Cervantès complexifie la problématique de l’image en y associant une réflexion sur la relation unissant l’original et la copie ainsi que sur le caractère mercantile du portrait. De fait, le portrait est bel et bien présenté, ici, comme un objet que l’on peut vendre et acquérir, et qui suscite la convoitise. Un tel passage rappelle aussi une considération développée par Francisco de Holanda et résumée par François Lecercle :

 

Dans les Dialogues de son traité Da pintura antiga (1548), il entremêle les apologues antiques de considérations moroses sur le présent. Ce contrepoint éloquent permet de constater que les exemples donnés par Pline appartiennent à une époque révolue et qu’on est bien loin, dans les durs temps d’aujourd’hui, de trouver des amateurs prêts à dépenser des fortunes pour un tableau.
Entre tous les apologues, il en est un qui attire particulièrement l’attention, celui du roi Candaule, qui paie les tableaux de Bularcus [Boularchos] à leurs poids d’or. Voilà le paramètre : l’œuvre d’art est mise à égalité avec la substance même de la monnaie [32].

 

Cervantès souligne lui aussi la matérialité de l’objet qu’il met en scène dans ses aspects les plus méprisables. Le portrait semble pouvoir être possédé par le meilleur acheteur et il est réduit à sa fonction d’objet et de marchandise, dont la valeur est quantifiable. La narration souligne aussi que la multiplication des doubles d’Auristela dans l’ouvrage pourrait représenter un danger possible : par cette profusion des copies et cette banalisation de l’image, l’original ne risque-t-il pas de perdre de sa valeur ? Le personnage féminin n’est-il pas dépossédé de son image par la seule présence de tous ces portraits qui circulent et sont au centre de négociations ?

 

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[27] Cicéron, De Inventione, II, 1-3, Paris, Belles Lettres, 1994, pp. 142-143.
[28] M. Cervantès, Les Épreuves et Travaux de Persilès et Sigismunda - Histoire Septentrionale, Op. cit., p. 719.
[29] Ibid., p. 719.
[30] Ibid., p. 843.
[31] Ibid., p. 859.
[32] F. Lecercle, « L’or feint », dans Or, monnaie, échange dans la culture de la Renaissance, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 1994, p. 189.