Malheur à ceux qui ratent une photographie.
Ou Le Horla comme dispositif photographique

- Andrea Schincariol
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résumé
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      Analyser une séquence textuelle à la lumière de la notion de dispositif photographique tout en sachant que, dans cette même séquence, le mot « photographie » est absent, peut paraître paradoxal, voire dangereux. Car le risque est toujours celui de « torturer » le texte et de lui faire « dire » beaucoup plus de choses qu’il n’en dit en réalité. Par ailleurs, comme cela a été maintes fois souligné, c’est dans la logique même d’une critique des dispositifs d’amener à une lecture qui déborde les limites d’un texte donné et qui en force, à la fois, le cadre et le(s) sens qu’on lui attribue habituellement [1]. Conscients des dangers qu’une application « sauvage » du « filtre » photographique risque d’impliquer, mais confiant dans les outils dont nous nous servirons pour notre analyse, nous avancerons avec une certaine fermeté, notre hypothèse de lecture de la célèbre scène du miroir de la nouvelle Le Horla de Guy de Maupassant [2] : nous croyons que la scène du miroir pourrait être lue comme la mise en scène d’une séance de prise de vue photographique ratée.
      Cette hypothèse est légitimée par la disposition géométrale de la scène ainsi que par sa signification symbolique. Notre lecture permet en outre de mettre en perspective le texte de notre auteur avec l’imagerie de son époque [3] et de sortir ainsi de l’impasse d’une lecture biographique de la nouvelle qui verrait dans Le Horla une simple mise en scène des symptômes de la maladie de Maupassant et tout particulièrement des épisodes d’autoscopie dont plusieurs commentateurs se servent pour interpréter certains de ses textes (« Lui ? » et « Lettre d’un fou » notamment). Nous pensons déceler, derrière la nouvelle de Maupassant et bien au-delà de la transposition littéraire d’un épisode d’autoscopie, la présence du dispositif photographique : son mécanisme, sa logique scopique, ses effets d’optique. De ce dispositif qui, à maints égards, apparaît comme l’un des éléments majeurs concourant au régime de visibilité [4] de l’époque.
      Faut-il rappeler l’histoire que Maupassant nous raconte dans Le Horla ? Le héros, personnage anonyme dont aucun portrait nous est délivré, se croit hanté par un être mystérieux, invisible et impalpable, qui s’installe dans sa maison et rend ses journées et ses nuits des véritables cauchemars. Le lecteur assiste à la lente descente du personnage vers les abîmes de la folie, à travers les pages de son journal intime. Un jour, poussé par son instinct de survie, le héros décide de prendre au piège l’être invisible : dans sa chambre, assis à son bureau, il fera semblant d’écrire, il laissera que l’être s’approche jusqu’au moment où il pourra l’attraper et le tuer. Mais les choses ne sa passent pas comme prévu car le héros, après s’être retourné brusquement pour saisir le Horla, demeure pétrifié devant l’énorme armoire à glace placée juste derrière son ennemi : pétrifié, devant la disparition de son propre reflet. Voilà ce qu’à juste titre on pourrait définir – avec Henri Cartier-Bresson – comme l’ « instant décisif » qui a rendu célèbre celle que nous avons désignée comme la « scène du miroir ».

 

La séance d’hypnose, thématisation de l’objet photographique

 

      Le journal intime, en la journée du 16 juillet, débute sur cette exclamation : « J’ai vu hier des choses qui m’ont beaucoup troublé » (140). Le narrateur se trouve à Paris, chez sa cousine, Mme Sablé, en compagnie de deux autres jeunes femmes dont l’une est l’épouse du docteur Parent. Ce dernier « s’occupe beaucoup des maladies nerveuses et des manifestations extraordinaires auxquelles donnent lieu en ce moment les expériences sur l’hypnotisme et la suggestion » (140). Le médecin raconte aux autres invités ses expériences d’hypnotisme et illustre les résultats que, depuis les dernières années, cette pratique a obtenu et qu’il n’hésite pas à qualifier de « surprenants ». Le narrateur et sa cousine expriment leur scepticisme vis-à-vis de ce genre d’expériences. Mme Sablé sourit. Le Dr Parent s’aperçoit de sa manifestation d’incrédulité et il lui lance un défi: « "Voulez-vous que j’essaie de vous endormir, madame ? – Oui, je veux bien." (…) Au bout de dix minutes, elle dormait » (141-142).
      La scène de l’hypnose s’ouvre ainsi, aux yeux du lecteur, dans l’instant même où ceux de Mme Sablé se ferment. Le Dr Parent s’installe en face de Mme Sablé et intime au narrateur de prendre place derrière celle-ci. Mme Sablé se retrouve donc au centre d’une aire délimitée, d’un côté, par son cousin et, de l’autre côté, par le médecin hypnotiseur. C’est justement à l’intérieur et tout le long des frontières de cette aire de jeu que les enjeux de la scène vont ressortir. Le Dr Parent met dans les mains de Mme Sablé dormante une carte de visite, en affirmant que c’est un miroir, et il lui demande ce qu'elle voit dedans: « – Je vois mon cousin.– Que fait-il ?– Il se tord la moustache.– Et maintenant ?– Il tire de sa poche une photographie.– Quelle est cette photographie ?– La sienne » (142). Le narrateur est bouleversé. Ce que Mme Sablé affirme avoir vu correspond à la vérité.
      Or, cette thématisation de l’objet photographique joue un rôle majeur dans l’économie de la nouvelle. Copie parfaite de par sa posture (le personnage est debout, avec son portrait à la main tout comme dans la photographie il a son chapeau à la main) et de par sa mise (le portrait est tiré « le soir même », 142 ; on peut bien supposer, sans trop de risques, qu’il porte les mêmes vêtements), la photographie que le narrateur sort de sa poche et montre à Mme Sablé via le miroir/carte de visite représente sa réplique fidèle. Elle est la copie exacte du héros tel qu’il participe à la séance hypnotique dirigée par le Dr Parent et résulte être, par conséquent, la copie exacte de l’image du personnage se reflétant sur le miroir/carte de visite. Autrement dit, le petit feuillet recouvert de sels d’argent fonctionne, ni plus ni moins, comme la carte de visite que Mme Sablé garde entre ses mains et qui se transforme, sous l’impératif du Dr Parent, en miroir.

 

>suite

[1] Nous nous référons à la version de 1887 de la nouvelle. Les indications des pages renvoient à l’édition établie par T. Ozeald contenue dans Le Horla et autres nouvelles fantastiques, Paris, Hatier, « Classiques & Cie », 2006, pp. 129-161.
[2] Pour une introduction à la critique des dispositifs, voir l’avant-propos de P. Ortel dans Discours, image, dispositif. Penser la représentation II, textes réunis par P. Ortel, Paris, L’Harmattan, « Champs visuels », 2008, ainsi que la bibliographie à la fin du volume.
[3] Voir Ph. Hamon, Imageries, littérature et image au XIXe siècle, édition revue et augmentée, Paris, José Corti, 2007.
[4] Voir R. Debray, Vie et mort de l’image. Une histoire du regard en occident, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1992.