Malheur à ceux qui ratent une photographie.
Ou Le Horla comme dispositif photographique
- Andrea Schincariol
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L’image de l’autre, menaçante en soi car elle porte atteinte à l’intégrité du sujet, glisse à travers la porte/obturateur dans le piège/chambre noire, où elle sera déposée, fixée et plus tard vue, connue, gérée. Ou si l’on veut, dans les termes du narrateur, attrapée, capturée et enfin tuée. L’idée de superposer l’image de la chambre du héros à celle de la chambre noire nous semble ici pertinente, d’autant plus qu’on retrouve, peu avant de la scène du miroir, un passage qui à maints égards pourrait lui aussi être interprété de la même manière. Il s’agit d’une scène qui se déroule dans la chambre du narrateur et qui annonce, d’une certaine façon, le renversement des rôles chasseur/chassé si significatif dans la scène du miroir :
17 août – Donc, ayant lu jusqu’à une heure du matin, j’ai été m’asseoir ensuite auprès de ma fenêtre ouverte pour rafraîchir mon front et ma pensée au vent calme de l’obscurité.
(...) Je m’assoupis en rêvant ainsi au vent frais du soir.
Or, ayant dormi environ quarante minutes, je rouvris les yeux sans faire un mouvement, réveillé par je ne sais quelle émotion confuse et bizarre. Je ne vis rien d’abord, puis, tout à coup, il me sembla qu’une page du livre resté ouvert sur ma table venait de tourner toute seule. Aucun souffle d’air n’était entré par ma fenêtre. Je fus surpris et j’attendis. Au bout de quatre minutes environ, je vis, je vis, oui, je vis de mes yeux une autre page se soulever et se rabattre sur la précédente, comme si un doigt l’eût feuilletée. Mon fauteuil était vide, semblait vide ; mais je compris qu’il était là, lui, assis à ma place, et qu’il lisait. D’un bond furieux, d’un bond de bête révoltée, qui va éventrer son dompteur, je traversai ma chambre pour le saisir, pour l’étreindre, pour le tuer !... Mais mon siège, avant que je l’eusse atteint, se renversa comme si on eût fui devant moi... ma table oscilla, ma lampe tomba et s’éteignit, et ma fenêtre se ferma comme si un malfaiteur surpris se fût élancé dans la nuit, en prenant à pleines mains les battants.
Donc, il s’était sauvé (152-3).
Tout comme pour la scène du miroir, il est question ici d’espace, de places et de lumière. La chambre est illuminée par les lampes. Le narrateur est près de la fenêtre ouverte ; autrement dit, il est sur le seuil qui sépare le dedans du dehors. Le Horla a pris sa place, dedans, sur son fauteuil, et usurpé son rôle de lecteur. D’où la révolte du héros qui veut reconquérir sa propre place, son propre espace. D’où le bond furieux du personnage qui tente de récupérer l’image qu’il a de soi, assis sur son fauteuil, plongé dans la lecture qu’il vient d’abandonner pour « rafraîchir son front et sa pensée ». Ce qui nous frappe dans cette scène et qui nous pousse à la rapprocher de celle du miroir via la métaphore commune de la chambre noire comme piège optique, est le traitement narratif de la fenêtre et de la lampe.
Au début de la séquence, la fenêtre est ouverte ; et la lampe est allumée, elle illumine la chambre. A un « dedans » rempli de lumière s’oppose un « dehors » plongé dans les ténèbres (« j’ai été m’asseoir ensuite auprès de ma fenêtre ouverte pour rafraîchir mon front et ma pensée au vent calme de l’obscurité »), tout comme la chambre noire est en fin de compte une boîte obscure s’ouvrant, pour quelques instants, au jour qui vient de l’extérieur. La séquence se termine avec l’extinction de la lumière et la fermeture violente de la fenêtre. Si nous soulignons « avec », c’est pour mettre en évidence la simultanéité des deux faits : la description s’arrête au moment où la lampe s’éteint et que la fenêtre se referme. On pourrait aller plus loin : la description s’arrête parce que la lampe s’éteint et la fenêtre se referme. Il s’agit alors de beaucoup plus qu’une simple simultanéité : ici, on est face à une causalité. La mécanique discursive est subordonnée à une autre mécanique, qui est celle de l’ouverture et de la fermeture des objets « fenêtre » et « lampe ». A ce moment, si on lit le texte à travers l’interprétant photographique, en substituant à la fenêtre l’obturateur et à la lampe la lumière, on s’aperçoit que la séquence entière, fortement encadrée par le redoublement du terme « donc », est structurée selon les principes mêmes de fonctionnement de la chambre noire : ouverture/capture/fermeture.
La présence du dispositif photographique dans la scène du miroir nous est signalée, en outre, par certains indices textuels disséminés tout le long de la séquence, et qui renvoient au médium photographique. Nous tenons à souligner que, pris singulièrement, ces petits indices recouvrent une importance mineure dans l’économie de la scène. Pourtant, une fois mis en perspective, une fois liés les uns aux autres, et en référence à la métaphore de la chambre noire, tous ces éléments « font signes ». Ils nous suggèrent la présence d’un modèle, ou mieux d’une matrice figurative, caché derrière le texte, qui concourt à la construction du sens. Ce sont les symptômes d’un glissement, les points de passages marquant un phénomène d’osmose entre la logique discursive et celle de l’acte photographique.
Autres symptômes du photographique
1. Lumière(s). La lumière d’abord. Elle se pose comme l’un des facteurs-clé pour le bon fonctionnement du piège tendu par le héros : « J’avais allumé mes deux lampes et les huit bougies de ma cheminée, comme si j’eusse pu, dans cette clarté, le découvrir » (157).
Etant donné que chez Maupassant les deux verbes « voir » et « connaître » deviennent équivalents, on comprend l’importance, du point de vue de l’interprétation textuelle, de cette brève annotation descriptive. La lumière est la source d’énergie du piège optique, source de connaissance dans le système cognitif du héros. Aucune nuance métaphysique dans cette image ; bien au contraire, dans le mécanisme du piège, tout est matériel, tout est physique, tout est régi par des rapports de cause-effet. Dès lors, le fait que la position et l’orientation de cette source de lumière soient minutieusement décrites par le narrateur, ne peut pas être un détail anodin ou un énième « effet de réel ».
Revenons donc au passage concerné :
J’avais allumé mes deux lampes et les huit bougies de ma cheminée (...).
En face de moi, mon lit (...) ; à droite, ma cheminée (...) ; derrière moi, une très haute armoire à glace (157. Nous soulignons).
La source de lumière principale, la cheminée, est orientée de façon latérale par rapport au personnage. En effet, c’est l’une des conditions techniques fondamentales pour que la plaque photosensible reçoive la juste quantité de lumière. Le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, à l’entrée « Photographie » :
Avant d’indiquer les procédés matériels de la photographie, nous allons indiquer sommairement les conditions d’un bon atelier et les principaux appareils photographiques. Un atelier de photographe doit comprendre : (...) un salon de pose bien éclairé, situé autant que possible au nord et dans lequel la lumière pénètre de côté et par le haut à travers des verres d’un bleu clair, colorés au cobalt [10].
Un premier indice de la présence du modèle photographique est donc l’orientation de la lumière au sein du dispositif cynégétique fabriqué par le héros. Ce dernier semblerait ainsi tenir compte de ce que les professionnels du médium désignent comme les « commandements du photographe »... En tout cas, il est conscient qu’une illumination efficace est l’élément-clé pour « capturer l’image » de son ennemi. En outre, l’une des deux lampes est placée sur la table de lecture où le héros est assis. Or, au moment topique de la scène du miroir, quand le personnage se tourne en direction de l’armoire à glace, les mains tendues, pour attraper le Horla, cette même lampe se trouve derrière le dos du héros et projette sa lumière de façon frontale par rapport au miroir. Si, comme on le verra plus loin, on transforme métaphoriquement ce dernier en plaque sensible, alors cette projection frontale et, bien sûr, l’illumination latérale de la cheminée et des bougies correspondent à l’orientation idéale pour une séance de pose photographique.
[10] P. Larousse, Grand dictionnaire universel du XIXe siècle : français, historique, géographique, mythologique, bibliographique..., Paris, Administration du grand Dictionnaire universel, 1866, t. XII, p. 887. Nous soulignons. Voiraussi G. Tissandier, Recettes et procédés, cité par P. Edwards dans Je hais les photographes ! Textes clés d’une polémique de l’image, Paris, Anabet, 2006 ; A. Bertillon, « Eclairage du modèle », cité par M. Frizot et F. Ducros dans Du bon usage de la photographie. Une anthologie de textes, Paris, Centre National de la Photographie, « Photo poche », 1987.